Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/73

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Toutefois, on pouvait espérer que ces deux pauvres êtres ne se reverraient pas. La malheureuse Ellen ne paraissait jamais pendant le jour, ni dans les salons, ni sur le pont du navire. La nuit seulement, trompant son geôlier sans doute, elle venait se baigner dans cet air humide et demander à la brise un apaisement passager ! Dans quatre jours, au plus tard, le Great-Eastern aurait atteint les passes de New-York. Nous pouvions donc croire que le hasard ne déjouerait pas notre surveillance, et que Fabian ne serait pas instruit de la présence d’Ellen pendant cette traversée de l’Atlantique ! Mais nous comptions sans les événements.

La direction du steam-ship avait été un peu modifiée pendant la nuit. Trois fois, le navire, trouvant l’eau à vingt-sept degrés Fahrenheit, c’est-à-dire de trois à quatre degrés centigrades au-dessous de zéro, était descendu vers le sud. On ne pouvait mettre en doute la présence de glaces très rapprochées. En effet, ce matin-là, le ciel présentait un éclat particulier ; l’atmosphère était blanche ; tout le nord s’éclairait d’une intense réverbération, évidemment produite par le pouvoir réfléchissant des ice-bergs. Une brise piquante traversait l’air, et vers dix heures, une petite neige très-fine vint subitement poudrer à blanc le steam-ship. Puis un banc de brumes se leva, au milieu duquel nous signalions notre présence par de nombreux coups de sifflets, bruit assourdissant qui effaroucha des volées de mouettes posées sur les vergues du navire.

À dix heures et demie, le brouillard s’étant levé, un steamer à hélice parut à l’horizon sur tribord. L’extrémité blanche de sa cheminée indiquait qu’il appartenait à la compagnie Inman, faisant le transport des émigrants de Liverpool sur New-York. Ce bâtiment nous envoya son numéro. C’était le City of Limerik, de quinze cent trente tonneaux de jauge, et de deux cent cinquante-six chevaux de force. Il avait quitté New-York samedi, et, par conséquent, il se trouvait en retard.

Avant le lunch, quelques passagers organisèrent une poule qui ne pouvait manquer de plaire à ces amateurs de jeux et de paris. Le résultat de cette poule ne devait pas être connu avant quatre jours. C’était ce qu’on appelle la « poule du pilote ». Lorsqu’un navire arrive sur les atterrages, personne n’ignore qu’un pilote monte à son bord. On divise donc les vingt-quatre heures du jour et de la nuit en quarante-huit demi-heures ou quatre-vingt-seize quarts d’heure, suivant le nombre des passagers. Chaque joueur met un enjeu d’un dollar, et le sort lui attribue l’une de ces demi-heures ou l’un de ces quarts d’heure. Le gagnant des quarante-huit ou quatre-vingt-seize dollars est celui pendant le quart d’heure duquel le pilote met le pied sur le navire. On le voit, le jeu est peu compliqué. Ce ne sont plus des courses de chevaux ; ce sont des courses de quarts d’heure.

Ce fut un Canadien, l’honorable Mac Alpine, qui prit la direction de