Page:Vianey - Les Sources de Leconte de Lisle, 1907.djvu/131

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Viens par ici, Corbeau, mon brave mangeur d’hommes !
Ouvre-moi la poitrine avec ton bec de fer.
Tu nous retrouveras demain tels que nous sommes.
Porte mon cœur tout chaud à la fille d’Ylmer.

Dans Upsal où les Jarls boivent la bonne bière,
Et chantent, en heurtant les cruches d’or, en chœur,
À tire d’aile vole, ô rôdeur de bruyère !
Cherche ma fiancée et porte-lui mon cœur.

Au sommet de la tour que hantent les corneilles
Tu la verras debout, blanche, aux longs cheveux noirs.
Deux anneaux d’argent fin lui pendent aux oreilles,
Et ses yeux sont plus clairs que l’astre des beaux soirs.

Va, sombre messager, dis-lui bien que je l’aime,
Et que voici mon cœur. Elle reconnaîtra
Qu’il est rouge et solide et non tremblant et blême ;
Et la fille d’Ylmer, Corbeau, te sourira[1].


L’antique cantilène n’a-t-elle pas pris ainsi une saveur vraiment barbare ? Peut-être même estimera-t-on qu’elle est maintenant plus barbare qu’il ne fallait. Mais le tableau de


  1. Leconte de Lisle s’est peut-être inspiré ici d’une des légendes du Romancero : Durandart, blessé mortellement à la bataille de Roncevaux, demande à son compagnon d’armes Montesimos de lui arracher le cœur et de le porter à sa dame. La pièce Oh ! Belerma ! Oh ! Belerma ! n’est pas traduite, il est vrai, dans la traduction du Romancero par Damas-Hinard, dont Leconte de Lisle s’est servi pour ses poèmes espagnols. Mais il put connaître la légende de Durandart envoyant son cœur à Belerme par le Don Quichotte de Cervantès (IIe partie, ch. XXIII). Lope de Vega a mis en action la mort de Durandart dans le Mariage dans la Mort : il montre aux spectateurs Montesimos arrachant avec sa dague le cœur de son ami. (Œuvres dramatiques de Lope de Vega, traduction de M. Eugène Baret, t. I, p. 313.)