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CARNÉADE. — SA VIE ET SA DOCTRINE.

tion ? Ce n’est pas à propos des choses que les sens perçoivent ; il suffit de voir, de toucher, d’entendre. Ce n’est pas dans les différents arts : auprès d’un malade on n’appelle pas un devin, mais un médecin ; pour apprendre à jouer de la flûte, on n’a pas recours à un aruspice. Ce n’est pas dans les lettres ou dans les sciences : demandez à un devin la solution d’un problème de géométrie, ou la grandeur du soleil, ou le mouvement de la lune. Ce n’est pas en philosophie : va-t-on demander à un aruspice quel est le devoir, comment il faut se comporter à l’égard d’un père, d’un frère, d’un ami ? Ce n’est pas non plus dans les questions de physique ou de dialectique : la divination n’a jamais enseigné s’il y a un ou plusieurs mondes, quels sont les éléments, comment on peut résoudre le raisonnement du menteur ou les difficultés du sorite. La divination ne nous instruit pas sur toutes choses ; elle n’a pas non plus de domaine propre : il n’y a pas de divination.

On répond que la divination a pour objet la prévision des choses fortuites[1]. Mais si ce qu’elle annonce est vraiment fortuit, comment peut-elle le prévoir ? Si l’art, si la raison, si l’expérience, si la conjecture peuvent quelque chose, ce n’est pas de divination qu’il s’agit, mais de science ou d’habileté. Et là où toute conjecture raisonnable est impuissante, il n’y a rien qu’on puisse prévoir ; comment prédire ce qui n’a aucune cause, ce que rien n’annonce ? Sur des indices incertains, comment fonder des prévisions certaines ? Un Dieu même y perdrait sa peine. Si un Dieu prévoit l’avenir, l’avenir est certain ; s’il est certain, il n’y a plus de hasard. Mais il y a, dit-on, du hasard ; il n’y a donc point de divination.

Les mêmes stoïciens, il est vrai, qui appellent la divination la prévision des choses fortuites, disent que tout est soumis à la

    Carnéade, bien qu’il ne soit pas nommé partout, l’ensemble de cette argumentation. Voir : Schicher, De fontibus librorum Ciceronis qui sunt de divinatione, Iéna, 1875 ; Hartfelder, Die Quellen von Cicero’s zwei Büchern de divinatione, Freib. in Brisgau, 1878 ; Thiaucourt, op. cit., p. 267.

  1. De Div., II, v, 14.