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CARNÉADE. — SA VIE ET SA DOCTRINE.

« Si tout arrive par des causes antécédentes[1], tous les événements sont liés entre eux par un étroit enchaînement. S’il en est ainsi, la nécessité produit tout. Si cette conséquence est vraie, rien n’est en notre pouvoir. Or quelque chose est en notre pouvoir. Mais si tout arrive par le destin, tout est produit par des causes antécédentes : ce n’est donc pas par le destin que tout arrive. »

Est-ce à dire que, pour conserver la liberté, on doive nier que rien ne se fasse sans cause, ou que toute proposition concernant l’avenir soit vraie ou fausse[2] ? Carnéade ne le pense pas. Il n’est pas besoin, selon lui, pour résister à Chrysippe, de recourir à la vaine hypothèse du clinamen. Il n’y a pas de mouvement sans cause, pourrait dire Épicure ; mais tout mouvement ne résulte pas de causes antérieures ; notre volonté ne dépend pas de causes antérieures. Quand nous disons qu’un homme veut ou ne veut pas sans cause, c’est un abus de langage ; nous voulons dire qu’il se décide sans cause extérieure et antérieure, mais non pas absolument sans cause. C’est ainsi qu’un vase vide, dans le langage ordinaire, est un vase où il n’y a ni vin, ni huile, mais non pas absolument vide. Quelle est donc la cause du mouvement volontaire ? Elle est dans sa nature même, qui est de dépendre de nous, de nous obéir ; la volonté est elle-même une cause.

Ainsi, pour échapper aux railleries des physiciens, on pourra dire que l’atome se meut, non pas sans cause, mais parce qu’il est dans sa nature de se mouvoir par son propre poids ; sa nature est la cause de son mouvement.

En d’autres termes, à côté des séries d’événements étroitement liés entre eux par une nécessité naturelle, il y a des causes qui ne dépendent d’aucun antécédent, qui apparaissent fortui-

  1. XIV, 31.
  2. XI, 23. Nous suivons ici le traité mutilé, obscur et souvent incohérent de Cicéron, mais en essayant d’y mettre un peu d’ordre. Il n’est pas douteux que Cicéron se soit inspiré de Clitomaque, qui reproduit les idées de Carnéade. Cf. Thiaucourt, loc. cit., p. 280.