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CARNÉADE. — SA VIE ET SA DOCTRINE.

de Carnéade diffère de celle des stoïciens en ce que la cause d’un fait n’est pas liée elle-même à des causes éternelles. Les stoïciens sont dupes d’une illusion : ils confondent la succession et la causalité. Un événement arrive à la suite d’un autre sans lequel il n’aurait pu se produire[1] : ce dernier est-il la cause ? En aucune façon. À ce compte, il faudrait dire que si je joue à la paume, c’est parce que je suis descendu au champ de Mars, qu’Hécube a été la cause de la ruine de Troie parce qu’elle a donné le jour à Pâris. Le voyageur bien vêtu serait la cause qui le fait dépouiller par un voleur. La vraie cause n’est pas seulement ce qui précède un fait, c’est ce qui a une efficacité naturelle, une vertu, une action : c’est ce qui, une fois posé, amène nécessairement son effet. Ainsi la blessure est la cause de la mort, le feu de la chaleur.

Par là se trouve résolue la difficulté tirée de l’argument paresseux. Nul n’a le droit de dire qu’il guérira d’une maladie si tel est son destin, soit qu’il appelle, soit qu’il n’appelle pas un médecin. Le médecin sera peut-être cette cause, survenant à l’improviste, qui doit le sauver.

En résumé, tandis que Chrysippe coupait la chaîne des quatre propositions indiquées ci-dessus, entre la troisième et la quatrième, Carnéade s’arrête à la seconde, ou plutôt il coupe cette proposition par le milieu, accordant que l’avenir est vrai ou faux, niant qu’il puisse être prévu.

Telle est la théorie de Carnéade. Quelques réserves qu’elle appelle, on n’en saurait contester l’originalité ; on ne peut nier non plus la profondeur de ses remarques sur la nature des causes et la différence de la causalité et de la succession. Mais ce qui est surtout remarquable dans ce mémorable débat, c’est que parmi ces philosophes si différents d’origine, d’esprit, de tendances, parmi ces disputeurs si acharnés, parmi ces esprits si subtils et si hardis, aucun n’ait songé à nier la liberté.


3o Contre la morale. Les idées de Carnéade sur la morale

  1. xiv, 34.