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CARNÉADE. — EXAMEN CRITIQUE.

que ce discours ait initié les Romains à une perversité dont jusque-là ils n’avaient pas eu l’idée, qu’avant lui, aucun Romain ne se serait avisé de réaliser des profits illégitimes, d’abuser de sa force et de dépouiller les faibles. Caton, qui traitait si doucement ses esclaves, a dû frémir d’horreur à l’idée d’une telle atrocité.

Carnéade n’a rien appris aux Romains, ou il ne leur a appris qu’une chose : c’est que des manières d’agir qui leur étaient familières et leur semblaient naturelles étaient fort répréhensibles. Aussi voyons-nous qu’il a choisi les exemples les plus capables de faire impression sur ses auditeurs, ceux qu’ils pouvaient le mieux comprendre. On a reproché à ses cas de conscience d’être un peu épais ; mais il fallait bien se mettre à la portée de son public. Il en avait d’autres pour d’autres occasions, et M. Martha en cite un tout à fait exquis[1].

Si le philosophe n’avait prononcé ses discours, comme le suppose si ingénieusement et si spirituellement M. Martha, que pour amener un argument ad hominem, et trouver moyen, sous le couvert d’une thèse générale, de dire leur fait aux Romains, et de leur laisser entendre agréablement qu’ils étaient les plus

  1. Voici le cas de conscience où M. Martha, avec toute raison, selon nous, voit une preuve de la délicatesse morale de Carnéade : « Si tu savais qu’il y eût en quelque endroit un serpent caché, et qu’un homme qui n’en saurait rien, et à la mort duquel tu gagnerais, fût sur le point de s’asseoir dessus, tu ferais mal de ne pas l’en empêcher. Cependant tu aurais pu impunément ne pas l’avertir ; qui t’accuserait ? » (Cic. Fin., II, xviii, 69.) Répondant à M. Martha, qui signale ce passage dans son rapport, M. Thamin écrit : « Dans le passage cité par M. Martha, la donnée seule est du philosophe dont il s’est constitué le patron ; la forme et la délicatesse morale qu’elle exprime sont de Cicéron, qui, en interprétant l’argument du sceptique, le retourne contre lui. » Mais d’abord, il n’y a rien dans le texte de Cicéron qui permette de supposer que Carnéade n’a pas interprété le cas de conscience comme le fait Cicéron ; c’est très arbitrairement que M. Thamin lui retire ce mérite. Mais fût-il vrai que Carnéade n’a pas en cette délicatesse d’interprétation, il serait toujours le premier qui ait eu l’idée d’un cas de conscience où « il s’agit d’un scrupule tout intérieur, dérobé à la connaissance des hommes », et par là ce cas de conscience demeurerait fort supérieur à tous les autres ; il y aurait, dans la seule donnée, une finesse psychologique, et même une délicatesse morale dont il ne serait que juste de faire honneur à Carnéade.