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LIVRE II. — CHAPITRE IV.

moins trop sévère, que son procès ait été témérairement instruit et mérite d’être révisé, c’est ce que M. Martha[1] a récemment établi avec une abondance de preuves, une finesse d’analyse, une modération et une fermeté de jugement bien propres à décourager tous ceux qui voudraient tenter après lui une réhabilitation de Carnéade. Cependant, même après le livre de M. Martha, nous avons vu reparaître[2] les mêmes accusations et la même sévérité. Ce sera notre excuse pour oser revenir sur un débat qui pouvait paraître définitivement clos.

Nous avons donné tout à l’heure le résumé des discours de Carnéade. Le premier jour, il exposa en beau langage tout ce qu’on peut dire en faveur de la justice : il rappela les arguments de Platon, d’Aristote, de Zénon, de Chrysippe. Le second jour, il indiqua les raisons de ceux qui ne croient pas à l’existence de la justice ; il insista surtout sur l’opposition qui éclate entre la justice et ce qu’on appelle communément la sagesse : l’homme qui, avant de vendre son esclave, avoue ses défauts, celui qui dans un naufrage se résigne à la mort plutôt que d’enlever à un plus faible que lui la planche qui le sauverait, sont justes ; la sagesse populaire ne déclare-t-elle pas qu’ils sont fous ? Les hommes font volontiers l’éloge de la justice ; mais quand il s’agit de l’observer, leurs actions démentent leurs paroles ; la réalité contredit l’idéal, et on peut dire que la justice n’est pas.

Il semble vraiment, à entendre les accusateurs de Carnéade,

  1. Le philosophe Carnéade à Rome, publié dans les Études morales sur l’antiquité. Paris, Hachette, 1883.
  2. Dans sa très intéressante et charmante étude intitulée : Un problème moral dans l’antiquité (Paris, Hachette, 1884), M. R. Thamin est fort sévère pour Carnéade ; nous croyons qu’il est injuste. Quand il dit par exemple (p. 91) que « les contemporains de Carnéade ne lui firent pas précisément la réputation d’un héros », et cela simplement parce qu’il n’a pas voulu s’empoisonner à la suite d’Antipater, M. Thamin confond manifestement les contemporains de Carnéade avec ses ennemis : à moins que nous ne posions en principe que les philosophes doivent suivre leurs contradicteurs dans la tombe, aussitôt qu’il plaît à ces derniers d’entrer : leur sort serait encore moins enviable que celui de la veuve de Malabar. Il resterait d’ailleurs à savoir quelle créance mérite l’anecdote rapportée par Diogène (IV, 64) ; le trait analogue cité par Stobée (Floril., CXIX, 19) paraît plus vraisemblable.