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LA PHILOSOPHIE ANTÉSOCRATIQUE.

qu’ils espèrent, grâce à leurs leçons, devenir des avocats subtils et retors, capables d’éblouir leurs auditeurs, de perdre leurs adversaires et de gagner les plus mauvaises causes. Embarrasser un interlocuteur, lui jeter à la tête des raisons, bonnes ou mauvaises, qui l’étourdissent, et lui ferment la bouche au moment où il devrait parler, le déconcerter par l’imprévu des ripostes ou par l’étrangeté des questions, abuser contre lui d’un mot malheureux, et le tourner en ridicule par tous les moyens : voilà toute leur ambition. Aussi la dialectique des sophistes n’est-elle qu’une routine, qu’on n’enseigne pas par principes, mais dont on fait apprendre par cœur les sophismes les plus usuels ; c’est à peu près, suivant l’ingénieuse comparaison d’Aristote[1], comme si quelqu’un promettait d’enseigner le moyen de n’avoir pas mal aux pieds, puis n’enseignait ni à faire des chaussures, ni même à s’en procurer de bonnes, mais se contentait d’en donner une grande quantité de toutes formes ; c’est un secours utile, ce n’est pas un art.

Cette thèse générale qu’il faut douter de tout, quoiqu’elle détruise toute philosophie, est encore trop philosophique pour eux, et fort au-dessus de leur portée. Si peu d’estime qu’on veuille avoir pour les pyrrhoniens, ils sont incomparablement supérieurs à la plupart des sophistes ; les sceptiques sont des philosophes ; les sophistes sont des charlatans. Ce serait faire trop d’honneur aux arguties d’un Euthydème ou d’un Dionysodore que de leur supposer une parenté quelconque avec les arguments d’un Carnéade ou d’un Ænésidème.

Ces caractères sont, à différents degrés, ceux de tous les sophistes ; en vain Grote[2] a essayé de les défendre : son plaidoyer n’est qu’ingénieux et sa cause est perdue[3]. Toutefois il serait très injuste de confondre les fondateurs de la sophistique avec les bateleurs que Platon nous présente dans l’Euthydème. Protagoras et Gorgias sont, il est vrai, les fondateurs de

  1. Sophist. Elench., XXXIV, 183.
  2. Hist. de la Grèce, trad. Sadous, t. XII, p. 178 et seq. Paris, Lacroix, 1860.
  3. Voir Zeller, op. cit., t. II, p. 525, 1.