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INTRODUCTION. — CHAPITRE I.

l’éristique : elle procède d’eux en droite ligne[1] ; mais dans cette voie, ils surent s’arrêter à temps : ils ont encore un sérieux de pensée, une tenue de conduite, un souci de logique qui les mettent fort au-dessus de leurs indignes successeurs. Chez Platon, qui n’est pas suspect, Socrate ne parle jamais d’eux sans égards : il lui arrive même d’envoyer des disciples à Protagoras. Seuls parmi les sophistes, ils sont encore des philosophes.

On sait que, par des voies différentes et à l’aide de formules en apparence opposées, Protagoras et Gorgias arrivent à une conclusion identique : « L’homme, dit Protagoras, est la mesure de toutes choses, » car les sensations seules lui font connaître ce qui est ; or la sensation, résultant, comme l’avait déjà montré Héraclite, de la rencontre du mouvement de l’objet avec celui du sens, est essentiellement relative : elle ne nous fait pas connaître les choses telles qu’elles sont, mais telles qu’elles nous apparaissent, et la manière dont elles nous apparaissent dépend elle-même de la manière dont nous sommes affectés ou disposés. Protagoras, la chose vaut la peine d’être remarquée, se place toujours à un point de vue objectif : la raison de ce que nous pensons est hors de nous. Ce qui existe dans la réalité[2] est dans un perpétuel mouvement : parmi ces mouvements incessants, les uns, rencontrant les sens, provoquent une sensation ; les autres n’en provoquent pas ; mais au même instant, diverses personnes peuvent percevoir, à propos d’un même objet, diverses sensations : le même objet peut apparaître comme un homme, ou comme un mur, ou comme une galère[3] « À l’état normal, on perçoit les choses qui doivent apparaître à l’état normal ; dans le cas contraire, on perçoit d’autres choses[4]. » De là, la différence des sensations suivant l’âge, le sommeil, la veille, la folie. Dès lors, comment faire une distinction entre les

  1. Voir Zeller, op. cit., p. 515.
  2. Ce que Sextus (P., I, 218) appelle d’un mot inconnu sans doute à Protagoras, ὕλη.
  3. Arist., Mét., III, 4.
  4. Sext., P., I, 218.