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LIVRE III. — CHAPITRE III.

des médecins semblablement disposés, ne sont pas interprétées par eux de la même manière : Hérophile y voit une marque de la bonne qualité du sang ; pour Érasistrate, c’est le signe du passage du sang des veines dans les artères ; pour Asclépiade, c’est la preuve d’une tension plus grande des corpuscules intelligibles dans les intervalles intelligibles[1].

En empruntant cet argument à Ænésidème (et probablement en le développant à sa manière, par des exemples qu’il choisit dans la médecine), Sextus le fait servir à prouver que les signes ne sont pas choses sensibles, comme le voulaient les épicuriens. Il reste après cela à prouver qu’ils ne sont pas non plus choses intelligibles, comme le croyaient les stoïciens : Sextus entreprend en effet cette démonstration. Mais il ne paraît pas qu’Ænésidème y ait songé : il a dû se borner à établir que les signes ne sont pas choses visibles, révélant des choses invisibles, φανερὰ τῶν ἀφανῶν comme dit Photius. Sextus nous avertit[2] lui-même qu’il modifie un peu l’argumentation de son maître, en prenant le mot φαινόμενα comme l’équivalent de αἰσθητά.

Il serait intéressant de savoir si Ænésidème avait déjà fait la distinction que les sceptiques adoptèrent plus tard entre les signes commémoratifs (ὑπομνηστικά), et les signes indicatifs (ἐνδεικτικά), les uns révélant des choses visibles par elles-mêmes (la fumée, le feu), les autres découvrant des choses toujours invisibles (les mouvements, l’âme). Faire cette distinction, c’est avoir le sens très net de la méthode d’observation dans son opposition à la méthode logique ou dialectique. On peut être tenté de croire qu’un esprit tel qu’Ænésidème avait déjà bien compris cette différence, d’autant plus que les huit tropes contre les causes donnent à penser, nous l’avons vu, qu’Ænésidème avait un tour d’esprit scientifique, une tendance à interpréter sans idées préconçues les données de l’expérience. Cependant ces tropes eux-mêmes, à tout prendre, sont encore d’un dialecticien plutôt que d’un observateur, et, ce qui est plus grave, aucun texte

  1. Sext., M., VIII, 220.
  2. Ibid., 216 : Φαινόμενα μὲν ἔοικε καλεῖν ὁ Αἰνησίδημος τὰ αἰσθητά.