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ÆNÉSIDÈME. — HÉRACLITÉISME.

cette étrange métaphysique. Peut-être ne faut-il voir là qu’une règle toute pratique, destinée seulement à rendre possible la vie de tous les jours : l’excès même de ces spéculations aventureuses rendait nécessaire, pour le train ordinaire de la vie, une règle de ce genre. Le critérium d’Ænésidème serait alors analogue au précepte de Pyrrhon : faire comme tout le monde, ou à ce que Timon appelait συνηθεία. Il est vrai qu’alors l’emploi du mot ἀληθῆ a lieu de nous surprendre.

Quoi qu’il en soit, les idées dogmatiques d’Ænésidème sont assez bien liées entre elles pour qu’il soit impossible de douter que nous sommes ici en présence d’un système, fort imparfaitement connu de nous sans doute, mais soigneusement élaboré, et délibérément accepté par son auteur. Ém. Saisset se tire d’embarras trop facilement quand il déclare[1] que les débris de l’héraclitéisme d’Ænésidème n’ont qu’une importance secondaire. Si peu importants qu’ils soient d’ailleurs, ils sont en parfaite contradiction avec tout le reste de ce que nous savons d’Ænésidème. L’historien ne peut se soustraire au devoir de chercher comment un même homme a pu être à la fois le plus illustre représentant du scepticisme et un dogmatiste si hardi. C’est le plus difficile de tous les problèmes que soulève l’histoire du scepticisme ancien.


II. Diverses explications ont été proposées. Saisset suppose qu’après avoir passé en réalité d’Héraclite à Pyrrhon, Ænésidème « voulut éviter le reproche de se contredire par un ingénieux subterfuge, en établissant entre le scepticisme et l’héraclitéisme cette espèce de lien logique dont parle Sextus… Au fond, rien ne paraît certain, et le parti le plus sage est de s’abstenir de tout système. Mais s’il fallait en choisir un, celui d’Héraclite devrait avoir la préférence. »

L’unique raison invoquée par Saisset pour justifier cette interprétation est la prétendue loi de l’histoire de la philosophie, d’après laquelle le scepticisme s’enchaînerait toujours au sensua-

  1. Op. cit., p. 209.