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CONCLUSION.

empirique et concret ; faire une théorie, c’est redevenir justiciable de la logique.

Avec Pyrrhon, le sceptique déclare que, suspendant son jugement en toute question théorique, ne sachant rien, ne comprenant rien, il se conformera aux opinions admises de son temps par ceux au milieu desquels il doit vivre. Faire comme tout le monde, suivre la mode, voilà sa devise. En parlant ainsi, il se flatte d’échapper à toute contradiction, de n’affirmer rien au delà des phénomènes observés. Mais, à moins de n’être plus qu’une simple machine, le pur pyrrhonien, pour se conformer aux opinions reçues, a présentes à l’esprit certaines règles générales, certaines façons de comprendre la vie. Quoi qu’il fasse, l’expérience acquise et la tradition se codifient en quelque manière sous la forme d’axiomes, de maximes ou de proverbes. Sans doute, pour ne pas fournir d’armes à ses adversaires, il évitera de formuler ces lois générales : en seront-elles moins les inspiratrices de ses actions ? Il ne les affirmera peut-être pas : il fera mieux, il les observera ; il ne dira pas qu’il y croit : se dispensera-t-il d’y croire réellement, s’il les applique ? Une croyance est tout aussi réelle et positive lorsqu’elle se manifeste par des actes au lieu de se traduire par des paroles : elle l’est peut-être davantage. La foi la plus sincère est la foi qui agit.

Ainsi, quoi qu’il en dise, Pyrrhon dogmatise. Son dogmatisme est sans doute un pauvre dogmatisme : c’est la philosophie du sens commun. Nous avons déjà eu l’occasion de signaler cette singularité : le pyrrhonisme, qu’on regarde volontiers comme l’antipode du sens commun, n’est qu’un retour au sens commun. Est-ce la peine de faire tant de chemin, de mettre en mouvement tout l’appareil de la dialectique, pour en venir là ? Le pyrrhonien, qui, au fond, n’est pas exempt d’orgueil, a la prétention de n’être pas dupe des théories des philosophes, de ne pas se payer de mots. Et à quoi cela le mène-t-il ? À se faire volontairement l’esclave des préjugés de la foule et des erreurs de la tradition, à s’interdire tout progrès, à se mettre au niveau des plus humbles : c’est une philosophie de simples. Encore n’a-t-il