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LIVRE I. — CHAPITRE I.

caractère distinctif le dédain de la dialectique : on se préoccupe avant tout d’échapper aux subtilités des sophistes. Nous verrons plus loin que Pyrrhon et Timon, obsédés de ces discussions sans fin, ont pris le parti de ne plus répondre à personne. De là les formules : Je ne sais rien. Je ne définis rien. Toute leur ambition se borne à trouver un moyen de vivre heureux et tranquilles. La morale ou, si ce mot est trop précis pour désigner une philosophie qui n’admet pas de distinction naturelle entre le bien et le mal, la vie pratique, est l’essentiel à leurs yeux. En cela, ils sont bien encore des socratiques ; mais Socrate fondait la morale sur la science ; ils ont essayé de la fonder sur la négation de la science, ou plutôt en dehors de la science. On pourrait désigner cette période sous le nom de scepticisme moral, ou, si ce nom est équivoque, de scepticisme pratique.

La deuxième période, séparée de la première, quoi qu’en dise Haas, par un assez long intervalle, comprend Ænésidème et ses successeurs immédiats. Elle présente un caractère tout opposé à celui de la précédente : le scepticisme devient surtout dialectique. Pyrrhon et Timon avaient déjà opposé les sens et la raison ; mais ils insistaient surtout sur les contradictions des opinions et du témoignage des sens. Ænésidème conserve ces arguments ; il classe les dix tropes, mais il s’attache principalement à montrer dialectiquement l’impuissance de la raison. Il reprend, en la renouvelant, la méthode des éléates et se propose de mettre partout la raison en contradiction avec elle-même. On peut désigner cette période sous le nom de scepticisme dialectique.

La troisième période présente encore un caractère tout nouveau et auquel il ne nous semble pas que les historiens aient toujours attaché une importance suffisante. L’école sceptique, continuant de mettre à profit les travaux de ses devanciers, récuse le témoignage des sens, se sert de la dialectique, et même en abuse, pour montrer l’impuissance de la raison. Mais, au fond, elle méprise la dialectique[1] ; c’est par habitude, par une sorte de

  1. Voir notamment le très curieux chapitre sur les sophismes, où Sextus (Sext., P., II, 236) oppose la méthode des dialecticiens à celle des médecins.