Page:Villiers de L'Isle-Adam - Contes cruels.djvu/106

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Avez-vous connu le doux infini de deux yeux purs qui vous regardaient avec une tendresse pensive ? Avez-vous touché, de vos lèvres, les lèvres d’une enfant tremblante et brusquement pâlie, dont le sein battait contre votre cœur oppressé de joie ? Les avez-vous gardées, au fond du reliquaire, les fleurs bleues cueillies le soir, près de la rivière, en revenant ensemble ?

Caché, depuis les années séparatrices, au plus profond de votre cœur, un tel souvenir est comme une goutte d’essence de l’Orient enfermée en un flacon précieux. Cette goutte de baume est si fine et si puissante que, si l’on jette le flacon dans votre tombeau, son parfum, vaguement immortel, durera plus que votre poussière.

Oh ! s’il est une chose douce, par un soir de solitude, c’est de respirer, encore une fois, l’adieu de ce souvenir enchanté !

Voici l’heure de l’isolement : les bruits du travail se sont tus dans le faubourg : mes pas m’ont conduit jusqu’ici, au hasard. Cette bâtisse fut, autrefois, une vieille abbaye. Un rayon de lune fait voir l’escalier de pierre, derrière la grille, et illumine à demi les vieux saints sculptés qui ont fait des miracles et qui, sans doute, ont frappé contre ces dalles leurs humbles fronts éclairés par la prière. Ici les pas des chevaliers de Bretagne ont résonné autrefois, alors que l’Anglais tenait encore nos cités angevines. — À présent, des jalousies vertes et gaies rajeunissent les sombres pierres des croisées et des murs. L’abbaye est devenue