Page:Villiers de L'Isle-Adam - Contes cruels.djvu/124

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Au moral, une vieille dame germaine et d’ailleurs squalide, pénétrée de ce spectacle, lui avait dit, au Casino :

— Mademoiselle, prenez garde : il faut manger un peu de pain quelquefois et vous semblez l’oublier.

— Madame, avait répondu en rougissant la belle Clio, merci du conseil. En retour, apprenez de moi que, pour d’aucunes, le pain ne fut jamais qu’un préjugé.

Annah, ou plutôt Susannah Jackson, la Circé écossaise, aux cheveux plus noirs que la nuit, aux regards de sarisses, aux petites phrases acidulées, étincelait, indolemment, dans le velours rouge.

Celle-là, ne la rencontrez pas, jeune étranger ! L’on vous assure qu’elle est pareille aux sables mouvants : elle enlise le système nerveux. Elle distille le désir. Une longue crise maladive, énervante et folle, serait votre partage. Elle compte des deuils divers dans ses souvenirs. Son genre de beauté, dont elle est sûre, enfièvre les simples mortels jusqu’à la frénésie.

Son corps est comme un sombre lis, quand même virginal ! — Il justifie son nom qui, en vieil hébreu, signifie, je crois, cette fleur.

Quelque raffiné que vous vous supposiez être (dans un âge peut-être encore tendre, jeune étranger !), si votre mauvaise étoile permet que vous vous trouviez sur le chemin de Susannah Jackson, nous n’aurons qu’à nous figurer un tout jeune homme s’étant exclusivement sustenté d’œufs et de lait pendant vingt ans consécutifs et soumis, tout à coup, sans vains préambules,