Page:Villiers de L'Isle-Adam - Contes cruels.djvu/194

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Puis le boulevard devint très silencieux. Chaudval seul, inattentif à toute cette disparition, était demeuré dans son attitude extatique au coin de la rue Hauteville, sur le trottoir, devant la glace oubliée.

Ce miroir livide et lunaire paraissait donner à l’artiste la sensation que celui-ci eût éprouvée en se baignant dans un étang ; Chauvdal frissonnait.

Hélas ! disons-le, en ce cristal cruel et sombre, le comédien venait de s’apercevoir vieillissant.

Il constatait que ses cheveux, hier encore poivre et sel, tournaient au clair de lune ; c’en était fait ! Adieu rappels et couronnes, adieu roses de Thalie, lauriers de Melpomène ! Il fallait prendre congé pour toujours, avec des poignées de mains et des larmes, des Ellevious et des Laruettes, des grandes livrées et des rondeurs, des Dugazons et des ingénues !

Il fallait descendre en toute hâte du chariot de Thespis et le regarder s’éloigner, emportant les camarades ! Puis, voir les oripeaux et les banderoles qui, le matin, flottaient au soleil jusque sur les roues, jouets du vent joyeux de l’Espérance, les voir disparaître au coude lointain de la route, dans le crépuscule.

Chaudval, brusquement conscient de la cinquantaine (c’était un excellent homme), soupira. Un brouillard lui passa devant les yeux ; une espèce de fièvre hivernale le saisit et l’hallucination dilata ses prunelles.

La fixité hagarde avec laquelle il sondait la glace providentielle finit par donner à ses pupilles cette