Page:Villiers de L'Isle-Adam - Contes cruels.djvu/63

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en vous prévenant (à titre gracieux et pour votre gouverne) qu’à l’escrime j’ai longuement étudié l’art de ne jamais donner ni recevoir de coups de manchette et qu’un brevet de courage convenu peut coûter plus cher avec moi. — Serviteur.

Et, remettant son chapeau, puis allumant une cigarette, le littérateur se retire, lentement.

Une fois seul :

— Me fâcherai-je ? se demande, à voix basse, le directeur : bah ! soyons philosophe. Socrate, ayant remporté le prix de courage à la bataille de Potidée, le fit décerner, par dédain, au jeune Alcibiade : imitons ce sage de la Grèce. D’ailleurs, ce jeune homme est amusant, et sa petite pique ne me déplaît pas. Jadis, j’ai eu ça moi-même.

(Ici notre homme tire sa montre.)

— Cinq heures !… — Voyons, soyons sérieux. Que mangerai-je bien ce soir, à mon dîner ?… Un turbotin ?… oui ! — un peu truité ?… Non ! — saumoneux ?… Oui, plutôt. — Et… comme entremets ?…

Là-dessus, ressaisissant son couteau d’ivoire, le directeur de la feuille politique, littéraire, commerciale, électorale, industrielle, financière et théâtrale se replonge dans ses opimes et absconses méditations. Et il serait impossible d’en pénétrer l’important objet, car, ainsi que le fait remarquer, fort judicieusement, un vieux proverbe mozarabe : « Le flambeau n’éclaire pas sa base. »