Page:Villiers de L’Isle-Adam - Derniers Contes, 1909.djvu/344

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confident que le silence. J’écoutais ses pas s’approcher ; certes, il ne pouvait me voir… À trois pas, le feu de son cigare éclaira subitement, reflété par son hausse-col d’or, ses favoris grisonnants et les pointes blanches de sa croix de Malte. Ce ne fut qu’un éclair, fugitif mais inoubliable, dans cette épaisse obscurité.

Dépassant ma présence, je l’entendis s’éloigner vers une éclaircie latérale, située à une trentaine de pas de mon banc. Là je vis le tzar, s’arrêter, puis jeter un long coup d’œil sur l’espace du côté de l’aurore — vers l’Orient, plutôt ! Brusquement il écarta de ses deux mains la ramée d’un haut taillis et demeura, les yeux fixés sur les lointains, fumant par moments et immobile.

Mais le bruit de ces branches froissées et brisées avaient jeté l’alarme derrière lui ! Et voici qu’entre les profondes feuillées des prunelles sans nombre s’allumèrent silencieusement ! La phrase de Phëdro, par une analogie qui me frappa malgré moi, dans cette circonstance, me traversa l’esprit.

Ainsi, comme dans son pays — sans qu’il les aperçût — des milliers d’yeux, de menaçant augure, symbole persistant ! observaient toujours, — même ici, perdu au fond d’une petite ville d’Allemagne, — ce tragique promeneur, ce maître spirituel et temporel de cent millions d’âmes et dont l’ombre couvrait tout un pan du monde !… Cet homme ne pouvait donc se mêler à la nuit sans que le souvenir de Pierre le Grand et de ses vœux démesurés