Page:Viollet-le-Duc - Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868, tome 3.djvu/123

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
[chateau]
— 120 —

leurs fiefs, qui devenaient alors la propriété définitive de ceux qui les avaient reçus en nantissement. Cette espèce d’usure politique parut naturelle dans le temps où elle eut lieu ; les envahissements de saint Louis étaient couverts par la droiture de ses intentions ; personne n’eût osé le soupçonner d’une chose injuste. Il semblait, par l’empire de ses vertus, consacrer jusqu’aux dernières conséquences de sa politique[1]. »

Saint Louis, au moyen de ces expéditions outre-mer, non-seulement ruinait la féodalité, l’enlevait à ses châteaux, mais centralisait encore, sous son commandement, une nombreuse armée, qu’à son retour, et malgré ses désastres, il sut employer à agrandir le domaine royal, sous un prétexte religieux. De même que, sous le prétexte de se prémunir contre les menaces du Vieux de la Montagne, il établit une garde particulière autour de sa personne, qui « jour et nuit étoit en cure diligente de son corps bien garder[2], » mais qui, par le fait, était bien plutôt destinée à prévenir les perfidies des seigneurs.

Joinville rapporte qu’en partant pour la croisade et pour se mettre en état, il engagea à ses amis une grande partie de son domaine, « tant qu’il ne lui demoura point plus hault de douze cens livres de terre de rente. » Arrivé en Chypre, il ne lui restait plus d’argent vaillant que deux cent livres tournois d’or et d’argent lorsqu’il eut payé son passage et celui de ses chevaliers. Saint Louis, l’ayant su, l’envoya quérir et lui donna huit cents livres tournois pour continuer l’expédition. Au moment de partir pour la seconde croisade, « le roy de France et le roy de Navarre, dit Joinville, me pressoient fort de me croisser, et entreprandre le chemin du pélerinage de la croix. Mais je leur répondi, que tandis que j’avois esté oultre mer ou service de Dieu, que les gens et officiers du roy de France avoient trop grevé et foullé mes subgets, tant qu’ilz en estoient apovriz : tellement que jamais il ne seroit, que eulz et moy ne nous ensantissions. » Certes il y a tout lieu de croire que Joinville était un bon seigneur et qu’il disait vrai ; mais combien d’autres, en se croisant et laissant leurs sujets gouvernés par les officiers du roi, leur permettaient ainsi de passer d’un régime insupportable sous un gouvernement moins tracassier en ce qu’il était moins local et partait de plus haut ? Les seigneurs féodaux possédaient l’autorité judiciaire sur leurs terres ; les baillis royaux, chargés par Philippe-Auguste de recevoir tous les mois aux assises les plaintes des sujets du roi, de nommer dans les prévôtés un certain nombre d’hommes sans lesquels aucune affaire concernant les villes ne pouvait être décidée, de surveiller ces magistrats, furent entre les mains de saint Louis une arme puissante dirigée contre les prérogatives féodales. Ce prince fit instruire dans le droit romain ceux qu’il destinait aux fonctions de baillis ; il étendit leur pouvoir en dehors des tribunaux en les chargeant de la haute administration, et bientôt ces hommes dévoués

  1. Instit. de saint Louis, le comte Beugnot.
  2. Guill. de Nangis.