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nerie. Font-ils un plafond ? c’est la structure du plancher qui donne ses compartiments, sa décoration. À leur avis, un toit est fait pour couvrir un édifice ; aussi lui donnent-ils la pente suffisante pour rejeter les eaux ; ils ne le dissimulent pas derrière un attique ; dans un même palais, ils n’élèveront pas des toits plats et des toits aigus : ils adopteront les uns ou les autres partout, suivant le besoin, le climat ou la nature des couvertures. Est-ce une galerie qui passe derrière ce mur ? nous le reconnaîtrons, à l’extérieur, par la manière dont les jours sont percés ; est-ce une grand’salle ? les fenêtres seront hautes et larges ; est-ce une suite de cellules ? les fenêtres seront fréquentes et petites. Partant de principes vrais, simples, raisonnés, le goût n’est plus affaire de hasard : il s’attache à quelque chose de réel ; il apporte dans l’étude des détails le respect pour la vérité ; il se complaît à exprimer les besoins, les nécessités du programme ; à chaque instant il varie son expression, suivant le thème qui lui est donné. Savoir ne dire que ce qu’il faut et savoir dire les choses à propos est une preuve de goût dans les relations du monde ; c’est faire preuve de peu de goût de donner à la maison d’un simple particulier habitée par des locataires l’apparence d’un palais. « Si le propriétaire peut payer ce luxe, direz-vous, pourquoi ne pas le satisfaire ? » Soit ; mais vous ne pourrez nous empêcher de trouver que l’architecte et son client ont mauvais goût, et l’extravagance de celui-ci n’excuse pas la complaisance du premier. On n’écrit pas une ordonnance de police comme un discours à l’Académie, un inventaire avec le style qui convient à un roman ; et la lettre que vous adressez à votre jardinier pour lui recommander de planter des salades en temps opportun n’est pas faite comme celle que vous écrivez à un prince pour réclamer sa bienveillance. Pourquoi donc, si nous admettons ces distinctions dans la façon d’écrire, ne les observons-nous pas dans notre architecture ? Nous trouvons dans l’art du moyen âge cet à-propos, marque d’un goût sûr. L’église du village ne ressemble pas à une cathédrale ; elle n’est pas un diminutif de celle-ci. La maison d’un bourgeois n’est pas faite avec les rognures d’un palais. La halle de la cité ne peut être prise pour une salle de fêtes, l’hôpital pour une maison de ville ; et l’étranger qui se promenait autrefois dans nos cités pouvait deviner la destination de chaque édifice à son apparence extérieure ; il ne lui serait jamais arrivé de chercher un bénitier à la porte d’une mairie, croyant entrer dans une église, ou de demander, sous le vestibule d’une caserne, le nom du riche seigneur pour lequel on a bâti ce majestueux édifice.

Le goût est relatif à l’objet ; il s’appuie donc avant tout sur la raison. Comme le bon sens est une des qualités (fort ancienne) de notre pays, nous avons apporté dans nos arts un goût délicat, lorsque nous avons été laissés à nos propres instincts. Malheureusement, l’architecture s’est brouillée depuis longtemps en France avec le bon sens, et par suite avec le bon goût, sous l’influence de doctrines erronées. On a reconnu, au XVIIe siècle, que l’architecture antique était un art soumis à un goût pur,