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pourrait s’appeler Louis le Grand et porter la grande perruque. Certes Molière, comme tous les auteurs illustres du XVIIe siècle, appréciait fort les anciens, avait su s’en servir ; cessait-il pour cela d’être Français, et si nous l’admirons, n’est-ce pas parce qu’il est bien Français ? Pourquoi donc, à l’architecture seule, serait-il permis de s’exprimer comme l’écolier limousin de Rabelais, et en quoi ce jargon peut-il être conforme aux règles du goût ?

La pierre, le bois, le fer, sont les matériaux avec lesquels l’architecte bâtit, satisfait aux besoins de son temps ; pour exprimer ses idées, il donne des formes à ces matériaux ; ces formes ne sont pas et ne peuvent être dues au hasard, elles sont produites par les nécessités de la construction, par ces besoins mêmes auxquels l’artiste est tenu de satisfaire, et par l’impression qu’il veut produire sur le public ; c’est une sorte de langage pour les yeux : comment admettre que ce langage ne corresponde pas à l’idée, soit dans l’ensemble, soit dans les détails ? et comment admettre aussi qu’un langage formé de membres sans relations entre eux puisse être compris ? Cette confusion, introduite au XVIIe siècle, a bientôt fait de l’architecture un art incompréhensible pour le public ; nous en voyons aujourd’hui plus que jamais les tristes effets.

De l’introduction irréfléchie de certaines formes et non de l’esprit de l’antiquité dans l’architecture, on en est venu bientôt à la corruption de ces formes dont les principes n’avaient point été reconnus tout d’abord. Au XVIIIe siècle, on croyait encore pratiquer les arts romains, tandis qu’on ne faisait qu’aggraver le désordre qui s’était mis dans l’étude de l’architecture. Cependant le goût, le sentiment des convenances est assez naturel chez nous, pour que, dans ce désordre même, on trouve les traces de cette qualité française. Nos châteaux, nos édifices publics du dernier siècle ont un certain air de grandeur calme, une raison, bien éloignés des exagérations que l’on rencontre alors dans les édifices analogues bâtis en Italie et en Allemagne. L’un des signes les plus visibles de la confusion qui s’est faite dans les esprits depuis cette époque, c’est le rôle infime que l’on a donné au goût dans l’architecture. Le goût est devenu une qualité de détail, un attrait fugitif, à peine appréciable, que l’on ne saurait définir, vague, et qui dès lors n’était plus considéré par nos architectes comme la conséquence de principes invariables. Le goût n’a plus été qu’un esclave de la mode, et il s’est trouvé alors que les artistes reconnus pour avoir du goût en 1780 n’en avaient plus en 1800. Cette dépréciation du goût a fait dire, par exemple, que tel artiste ne possédait ni la théorie ni la pratique de son art ; qu’il était, en deux mots, passablement ignorant, mais qu’il avait du goût. Est-il donc possible de faire preuve de goût en architecture, sans être profondément versé dans cet art ? Comme preuve de la dépréciation du goût, citons un auteur sérieux, éclairé, et voyons ce qu’il dit à propos du goût[1]. « De même, pour tout ce qui a rapport à l’imitation

  1. Quatremère de Quincy, Dictionnaire d’Architecture, art. Goût.