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MŒURS ET USAGES DU TEMPS DE CHARLEMAGNE.

juge par ces lois saliques, ripuaires, bourguignonnes, que Charlemagne lui-même confirma, ne pouvant les abroger. La pauvreté et la rapacité avaient évalué à prix d’argent la vie des hommes, la mutilation des membres, le viol, l’inceste, l’empoisonnement. Quiconque avait quatre cents sous, c’est-à-dire quatre cents écus du temps, à donner, pouvait tuer impunément un évêque. Il en coûtait deux cents sous pour la vie d’un prêtre, autant pour le viol, autant pour avoir empoisonné avec des herbes. Une sorcière qui avait mangé de la chair humaine en était quitte pour deux cents sous ; et cela prouve qu’alors les sorcières ne se trouvaient pas seulement dans la lie du peuple, comme dans nos derniers siècles, mais que ces horreurs extravagantes étaient pratiquées chez les riches. Les combats et les épreuves décidaient, comme nous le verrons, de la possession d’un héritage, de la validité d’un testament. La jurisprudence était celle de la férocité et de la superstition.

Qu’on juge des mœurs des peuples par celles des princes. Nous ne voyons aucune action magnanime. La religion chrétienne, qui devait humaniser les hommes, n’empêche point le roi Clovis de faire assassiner les petits régas, ses voisins et ses parents. Les deux enfants de Clodomir sont massacrés dans Paris, en 533, par un Childebert et un Clotaire, ses oncles, qu’on appelle rois de France ; et Clodoald, le frère de ces innocents égorgés, est invoqué sous le nom de saint Cloud, parce qu’on l’a fait moine. Un jeune barbare, nommé Chram, fait la guerre à Clotaire son père, réga d’une partie de la Gaule. Le père fait brûler son fils avec tous ses amis prisonniers, en 559.

Sous un Chilpéric, roi de Soissons, en 562, les sujets esclaves désertent ce prétendu royaume, lassés de la tyrannie de leur maître, qui prenait leur pain et leur vin, ne pouvant prendre l’argent qu’ils n’avaient pas. Un Sigebert, un autre Chilpéric, sont assassinés. Brunehaut, d’arienne devenue catholique, est accusée de mille meurtres ; et un Clotaire II, non moins barbare qu’elle, la fait traîner, dit-on, à la queue d’un cheval dans son camp, et la fait mourir par ce nouveau genre de supplice, en 616. Si cette aventure n’est pas vraie, il est du moins prouvé qu’elle a été crue comme une chose ordinaire, et cette opinion même atteste la barbarie du temps. Il ne reste de monuments de ces âges affreux que des fondations de monastères, et un confus souvenir de misère et de brigandages. Figurez-vous des déserts où les loups, les tigres, et les renards, égorgent un bétail épars et timide : c’est le portrait de l’Europe pendant tant de siècles.