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CHAPITRE CXIX.

tant de nouveaux établissements au midi, à l’orient, et à l’occident. Il fallait passer le cap Nord, à l’extrémité de la Laponie. On sut par expérience qu’il y a des pays où pendant près de cinq mois le soleil n’éclaire pas l’horizon. L’équipage entier de deux vaisseaux périt de froid et de maladie dans ces terres. Un troisième, sous la conduite de Chancelor, aborda le port d’Archangel sur la Duina, dont les bords n’étaient habités que par des sauvages. Chancelor alla par la Duina vers le chemin de Moscou. Les Anglais, depuis ce temps, furent presque les seuls maîtres du commerce de la Moscovie, dont les pelleteries précieuses contribuèrent à les enrichir. Ce fut encore une branche de commerce enlevée à Venise. Cette république, ainsi que Gênes, avait eu des comptoirs autrefois, et même une ville sur les bords du Tanaïs ; et depuis, elle avait fait ce commerce de pelleteries par Constantinople. Quiconque lit l’histoire avec fruit voit qu’il y a eu autant de révolutions dans le commerce que dans les États.

On était alors bien loin d’imaginer qu’un jour un prince russe fonderait dans des marais, au fond du golfe de Finlande, une nouvelle capitale, où il aborde tous les ans environ deux cent cinquante vaisseaux étrangers, et que de là il partirait des armées qui viendraient faire des rois en Pologne, secourir l’empire allemand contre la France, démembrer la Suède, prendre deux fois la Crimée, triompher de toutes les forces de l’empire ottoman, et envoyer des flottes victorieuses aux Dardanelles[1].

On commença dans ces temps-là à connaître plus particulièrement la Laponie, dont les Suédois mêmes, les Danois, et les Russes, n’avaient encore que de faibles notions. Ce vaste pays, voisin du pôle, avait été désigné par Strabon sous le nom de la contrée des Troglodytes et des Pygmées septentrionaux : nous apprîmes que la race des Pygmées n’est point une fable. Il est probable que les Pygmées méridionaux ont péri, et que leurs voisins les ont détruits. Plusieurs espèces d’hommes ont pu ainsi disparaître de la face de la terre, comme plusieurs espèces d’animaux. Les Lapons ne paraissent point tenir de leurs voisins. Les hommes, par exemple, sont grands et bien faits en Norvège ; et la Laponie ne produit que des hommes de trois coudées de haut. Les yeux, leurs oreilles, leur nez, les différencient encore de tous les peuples qui entourent leurs déserts. Ils paraissent une espèce particulière faite pour le climat qu’ils habitent, qu’ils aiment, et qu’eux seuls peuvent aimer. La nature, qui n’a mis les rennes ou

  1. Ces derniers mots ont été ajoutés en 1772. (Note de Voltaire.)