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CHAPITRE CLXXXVI.

min à des barques chargées de soldats que le duc d’Ossone a envoyées à quelques lieues de Venise ; le capitaine Jacques Pierre, un des conjurés, officier de marine au service de la république, et qui commandait douze vaisseaux pour elle, se charge de faire brûler ces vaisseaux, et d’empêcher, par ce coup extraordinaire, le reste de la flotte de venir à temps au secours de la ville. Tous les conjurés étant des étrangers de nations différentes, il n’est pas surprenant que le complot ait été découvert. Le procurateur Nani, historien célèbre de la république, dit que le sénat fut instruit de tout par plusieurs personnes : il ne parle point de ce prétendu remords que sentit un des conjurés, nommé Jaffier, quand Renaud, leur chef, les harangua pour la dernière fois, et qu’il leur fit, dit-on, une peinture si vive des horreurs de leur entreprise que ce Jaffier, au lieu d’être encouragé, se livra au repentir. Toutes ces harangues sont de l’imagination des écrivains : on doit s’en défier en lisant l’histoire ; il n’est ni dans la nature des choses, ni dans aucune vraisemblance, qu’un chef de conjurés leur fasse une description pathétique des horreurs qu’ils vont commettre, et qu’il effraye les imaginations qu’il doit enhardir. Tout ce que le sénat put trouver de conjurés fut noyé incontinent dans les canaux de Venise. On respecta dans Bedmar le caractère d’ambassadeur, qu’on pouvait ne pas ménager ; et le sénat le fit sortir secrètement de la ville, pour le dérober à la fureur du peuple.

Venise, échappée à ce danger, fut dans un état florissant jusqu’à la prise de Candie. Cette république soutint seule la guerre contre l’empire turc pendant près de trente ans, depuis 1641 jusqu’à 1669. Le siége de Candie, le plus long et le plus mémorable dont l’histoire fasse mention, dura près de vingt ans ; tantôt tourné en blocus, tantôt ralenti et abandonné, puis recommencé à plusieurs reprises, fait enfin dans les formes, deux ans et demi sans relâche, jusqu’à ce que ce monceau de cendres fût rendu aux Turcs avec l’île presque tout entière, en 1669[1].

Avec quelle lenteur, avec quelle difficulté le genre humain se civilise, et la société se perfectionne ! On voyait auprès de Venise, aux portes de cette Italie où tous les arts étaient en honneur, des peuples aussi peu policés que l’étaient alors ceux du Nord. L’Istrie, la Croatie, la Dalmatie, étaient presque barbares ; c’était pourtant cette même Dalmatie si fertile et si agréable sous l’empire romain ; c’était cette terre délicieuse que Dioctétien avait

  1. Voyez plus loin, chapitre cxci.