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CHAPITRE CXCI.

qui ne se préparât à loger quelqu’un des dix anciennes tribus dispersées. La persuasion fut si forte que les Juifs abandonnaient partout leur commerce, et se tenaient prêts pour le voyage de Jérusalem.

Nathan choisit à Damas douze hommes pour présider aux douze tribus. Sabatei-Sevi alla se montrer à ses frères de Smyrne, et Nathan lui écrivait : « Roi des rois, seigneur des seigneurs, quand serons-nous dignes d’être à l’ombre de votre âne ? Je me prosterne pour être foulé sous la plante de vos pieds. » Sabatei déposa dans Smyrne quelques docteurs de la loi qui ne le reconnaissaient pas, et en établit de plus dociles. Un de ses plus violents ennemis, nommé Samuel Pennia, se convertit à lui publiquement, et l’annonça comme le fils de Dieu. Sabatei s’étant un jour présenté devant le cadi de Smyrne avec une foule de ses suivants, tous assurèrent qu’ils voyaient une colonne de feu entre lui et le cadi. Quelques autres miracles de cette espèce mirent le sceau à la certitude de sa mission. Plusieurs Juifs même s’empressaient de porter à ses pieds leur or et leurs pierreries.

Le bacha de Smyrne voulut le faire arrêter. Sabatei partit pour Constantinople avec les plus zélés de ses disciples. Le grand-vizir Achmet Cuprogli, qui partait alors pour le siège de Candie, l’envoya prendre dans le vaisseau qui le portait à Constantinople, et le fit mettre en prison. Tous les Juifs obtenaient aisément l’entrée de la prison pour de l’argent, comme c’est l’usage en Turquie : ils vinrent se prosterner à ses pieds et baiser ses fers. Il les prêchait, les exhortait, les bénissait, et ne se plaignait jamais. Les Juifs de Constantinople, persuadés que la venue d’un messie abolissait toutes les dettes, ne payaient plus leurs créanciers. Les marchands anglais de Galata s’avisèrent d’aller trouver Sabatei dans sa prison ; ils lui dirent qu’en qualité de roi des Juifs il devait ordonner à ses sujets de payer leurs dettes. Sabatei écrivit ces mots à ceux dont on se plaignait : « À vous qui attendez le salut d’Israël, etc., satisfaites à vos dettes légitimes ; si vous le refusez, vous n’entrerez point avec nous dans notre joie et dans notre empire. »

La prison de Sabatei était toujours remplie d’adorateurs. Les Juifs commençaient à exciter quelques tumultes dans Constantinople. Le peuple était alors très-mécontent de Mahomet IV. On craignait que la prédiction des Juifs ne causât des troubles. Il semblait qu’un gouvernement aussi sévère que celui des Turcs dût faire mourir celui qui se disait roi d’Israël ; cependant on se contenta de le transférer au château des Dardanelles. Les Juifs