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CHAPITRE CLXXVII.

renoncer à leur religion s’embarquèrent en France pour Tunis. Quelques familles, qui firent profession du christianisme, s’établirent en Provence, en Languedoc ; il en vint à Paris même, et leur race n’y a pas été inconnue ; mais enfin ces fugitifs se sont incorporés à la nation, qui a profité de la faute de l’Espagne, et qui ensuite l’a imitée dans l’émigration des réformés. C’est ainsi que tous les peuples se mêlent, et que toutes les nations sont absorbées les unes dans les autres, tantôt par les persécutions, tantôt par les conquêtes.

Cette grande émigration, jointe à celle qui arriva sous Isabelle, et aux colonies que l’avarice transplantait dans le nouveau monde, épuisait insensiblement l’Espagne d’habitants, et bientôt la monarchie ne fut plus qu’un vaste corps sans substance. La superstition, ce vice des âmes faibles, avilit encore le règne de Philippe III ; sa cour ne fut qu’un chaos d’intrigues, comme celle de Louis XIII. Ces deux rois ne pouvaient vivre sans favoris, ni régner sans premiers ministres. Le duc de Lerme, depuis cardinal, gouverna longtemps le roi et le royaume : la confusion où tout était le chassa de sa place. Son fils lui succéda, et l’Espagne ne s’en trouva pas mieux.

(1621) Le désordre augmenta sous Philippe IV, fils de Philippe III. Son favori, le comte-duc Olivarès, lui fit prendre le nom de grand à son avènement : s’il l’avait été, il n’eût point eu de premier ministre. L’Europe et ses sujets lui refusèrent ce titre, et quand il eut perdu depuis le Roussillon par la faiblesse de ses armes, le Portugal par sa négligence, la Catalogne par l’abus de son pouvoir, la voix publique lui donna pour devise un fossé, avec ces mots : « Plus on lui ôte, plus il est grand. »

Ce beau royaume était alors peu puissant au dehors, et misérable au dedans. On n’y connaissait nulle police. Le commerce intérieur était ruiné par les droits qu’on continuait de lever d’une province à une autre. Chacune de ces provinces ayant été autrefois un petit royaume, les anciennes douanes subsistaient : ce qui avait été autrefois une loi regardée comme nécessaire devenait un abus onéreux. On ne sut point faire de toutes ces parties du royaume un tout régulier. Le même abus a été introduit en France ; mais il était porté en Espagne à un tel excès qu’il n’était pas permis de transporter de l’argent de province à province. Nulle industrie ne secondait, dans ces climats heureux, les présents de la nature : ni les soies de Valence, ni les belles laines de l’Andalousie et de la Castille, n’étaient préparées par les mains espagnoles. Les toiles fines étaient un luxe très-peu connu. Les manufactures