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DE CROMWELL.

ché son ingratitude, il se met au milieu de la chambre : « Le Seigneur, dit-il, n’a plus besoin de vous ; il a choisi d’autres instruments pour accomplir son ouvrage. » Après ce discours fanatique, il les charge d’injures, dit à l’un qu’il est un ivrogne, à l’autre qu’il mène une vie scandaleuse, que l’Évangile les condamne, et qu’ils aient à se dissoudre sur-le-champ. Ses officiers et ses soldats entrent dans la chambre. « Qu’on emporte la masse du parlement, dit-il ; qu’on nous défasse de cette marotte. » Son major général, Harrisson, va droit à l’orateur, et le fait descendre de la chaire avec violence. « Vous m’avez forcé, s’écria Cromwell, à en user ainsi ; car j’ai prié le Seigneur, toute la nuit, qu’il me fit plutôt mourir que de commettre une telle action. » Ayant dit ces paroles, il fit sortir tous les membres du parlement l’un après l’autre, ferma la porte lui-même, et emporta la clef dans sa poche.

Ce qui est bien plus étrange, c’est que, le parlement étant détruit avec cette violence, et nulle autorité législative n’étant reconnue, il n’y eut point de confusion. Cromwell assembla le conseil des officiers. Ce furent eux qui changèrent véritablement la constitution de l’État ; et il n’arrivait en Angleterre que ce qu’on a vu dans tous les pays de la terre, où le fort a donné la loi au faible. Cromwell fit nommer par ce conseil cent quarante-quatre députés du peuple, qu’on prit pour la plupart dans les boutiques et dans les ateliers des artisans. Le plus accrédité de ce nouveau parlement d’Angleterre était un marchand de cuir, nommé Barebone : c’est ce qui fit qu’on appela cette assemblée le parlement des Barebones[1]. Cromwell, en qualité de général, écrivit une lettre circulaire à tous ces députés, et les somma de venir gouverner l’Angleterre, l’Écosse, et l’Irlande. Au bout de cinq mois, ce prétendu parlement, aussi méprisé qu’incapable, fut obligé de se casser lui-même, et de remettre à son tour le pouvoir souverain au conseil de guerre. Les officiers seuls déclarèrent alors Cromwell protecteur des trois royaumes (22 décembre 1653). On envoya chercher le maire de Londres et les aldermans. Cromwell fut installé à Whitehall, dans le palais des rois, où il prit dès lors son logement. On lui donna le titre d’altesse, et la ville de Londres l’invita à un festin, avec les mêmes honneurs qu’on rendait aux monarques. C’est ainsi qu’un citoyen obscur du pays de Galles parvint à se faire roi, sous un autre nom, par sa valeur secondée de son hypocrisie.

  1. Cela signifie os décharnés. (Note de Voltaire.)