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LIVRE TROISIÈME.


Il soutenait avec le prince Eugène, compagnon de ses victoires, et avec Heinsius, grand-pensionnaire de Hollande, tout le poids des entreprises des alliés contre la France. Il savait que Charles était aigri contre l’empire et contre l’empereur, qu’il était sollicité secrètement par les Français, et que si ce conquérant embrassait le parti de Louis XIV les alliés seraient opprimés.

Il est vrai que Charles avait donné sa parole, en 1700, de ne se mêler en rien de la guerre de Louis XIV contre les alliés ; mais le duc de Marlborough ne croyait pas qu’il y eût un prince assez esclave de sa parole pour ne pas la sacrifier à sa grandeur et à son intérêt[1]. Il partit donc de la Haye dans le dessein d’aller sonder les intentions du roi de Suède. M. Fabrice, qui était alors auprès de Charles XII, m’a assuré que le duc de Marlborough, en arrivant, s’adressa secrètement, non pas au comte Piper, premier ministre, mais au baron de Gortz[2], qui commençait à partager avec Piper la confiance du roi. Il arriva même dans le carrosse de ce baron au quartier de Charles XII, et il y eut des froideurs marquées entre lui et le chancelier Piper. Présenté ensuite par Piper, avec Robinson, ministre d’Angleterre, il parla au roi en français ; il lui dit qu’il s’estimerait heureux de pouvoir apprendre sous ses ordres ce qu’il ignorait de l’art de la guerre. Le roi ne répondit à ce compliment par aucune civilité, et parut oublier que c’était Marlborough qui lui parlait. Je sais même qu’il trouva que ce grand homme était vêtu d’une manière trop recherchée, et avait l’air trop peu guerrier. La conversation fut fatigante et générale, Charles XII s’exprimant en suédois, et Robinson servant d’interprète. Marlborough, qui ne se hâtait jamais de faire ses propositions, et qui avait, par une longue habitude, acquis l’art de démêler les hommes et de pénétrer les rapports qui sont entre leurs plus secrètes pensées, et leurs actions, leurs gestes, leurs discours, étudia attentivement le roi. En lui parlant de guerre en général, il crut apercevoir dans Charles XII une aversion naturelle pour la France ; il remarqua qu’il se plaisait à parler des conquêtes des alliés. Il lui prononça le nom du czar, et vit que les yeux du roi s’allumaient toujours à ce nom, malgré la modération de cette

  1. Charles XII ayant appris l’inquiétude du duc de Marlborough sur ce qu’il ne pouvait pas démêler si les intentions du roi étaient de s’unir à la France, lui fit dire par le baron de Gortz qu’il se ressouvenait de sa parole donnée en 1700, et que son temps n’était pas encore expiré, pour se mêler de leur guerre. (P.)
  2. Ce ne peut être ce baron, qui ne fut au service de Charles XII qu’après Bonder. (G. A.) — Voltaire écrivait Goertz, et, dans une note de son Histoire de Russie, deuxième partie, chapitre IV, il dit que nous prononçons Gueurtz. (B.)