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HISTOIRE DE CHARLES XII.


Borislou, comme s’il avait voulu tenter le passage à la vue de l’ennemi. Dans le même temps il remonte avec son armée trois lieues au delà vers la source de la rivière : il y fait jeter un pont, passe sur le ventre à un corps de trois mille hommes qui défendait ce poste, et marche à l’armée ennemie sans s’arrêter. Les Russes ne l’attendirent pas, ils décampèrent, et se retirèrent vers le Borysthène, gâtant tous les chemins et détruisant tout sur leur route pour retarder au moins les Suédois[1].

Charles surmonta tous les obstacles, avançant toujours vers le Borysthène. Il rencontra sur son chemin vingt mille Moscovites retranchés dans un lieu nommé Hollosin, derrière un marais, auquel on ne pouvait aborder qu’en passant une rivière. Charles n’attendit pas, pour les attaquer, que le reste de son infanterie fût arrivé : il se jette dans l’eau à la tête de ses gardes à pied ; il traverse la rivière et le marais, ayant souvent de l’eau au-dessus des épaules. Pendant qu’il allait ainsi aux ennemis, il avait ordonné à sa cavalerie de faire le tour du marais pour prendre les ennemis en flanc. Les Moscovites, étonnés qu’aucune barrière ne pût les défendre, furent enfoncés en même temps par le roi, qui les attaquait à pied, et par la cavalerie suédoise.

Cette cavalerie, s’étant fait jour à travers les ennemis, joignit le roi au milieu du combat. Alors il monta à cheval ; mais quelque temps après il trouva dans la mêlée un jeune gentilhomme suédois nommé Gyllenstierna, qu’il aimait beaucoup, blessé et hors d’état de marcher ; il le força à prendre son cheval, et continua de commander à pied à la tête de son infanterie. De toutes les batailles qu’il avait données, celle-ci était peut-être la plus glorieuse, celle où il avait essuyé les plus grands dangers, et où il avait montré le plus d’habileté. On en conserva la mémoire par une médaille, où on lisait d’un côté : Sylvæ, paludes, aggeres, hostes, victi ; et de l’autre ce vers de Lucain : Victrices copias alium laturus in orbem[2].

Les Russes, chassés partout, repassèrent le Borysthène, qui sépare la Pologne de leur pays. Charles ne tarda pas à les poursuivre ; il passa ce grand fleuve après eux à Mohilou, dernière ville de la Pologne, qui appartenait tantôt aux Polonais, tantôt aux czars ; destinée commune aux places frontières.

Le czar, qui vit alors son empire, où il venait de faire naître les arts et le commerce, en proie à une guerre capable de renverser

  1. On voit combien cette campagne rappelle celle de 1813. Les Russes usèrent de la même tactique contre les Français. (G. A.)
  2. Dans la Pharsale, v. 238, le texte porte : Victrices aquilas.