Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome16.djvu/281

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
271
LIVRE CINQUIÈME.


Le sultan l’assura de son amitié, et le vizir se prépara à obéir.

La première démarche de la Porte-Ottomane fut de mettre au château des Sept-Tours l’ambassadeur moscovite. La coutume des Turcs est de commencer d’abord par faire arrêter les ministres des princes auxquels ils déclarent la guerre. Observateurs de l’hospitalité en tout le reste, ils violent en cela le droit le plus sacré des nations. Ils commettent cette injustice sous prétexte d’équité, s’imaginant ou voulant faire croire qu’ils n’entreprennent jamais que de justes guerres, parce qu’elles sont consacrées par l’approbation de leur mufti. Sur ce principe, ils se croient armés pour châtier les violateurs de traités, que souvent ils rompent eux-mêmes, et croient punir les ambassadeurs des rois leurs ennemis, comme complices des infidélités de leurs maîtres.

À cette raison se joint le mépris ridicule qu’ils affectent pour les princes chrétiens et pour les ambassadeurs, qu’ils ne regardent d’ordinaire que comme des consuls de marchands.

Le han des Tartares de Crimée, que nous nommons le kan, reçut ordre de se tenir prêt avec quarante mille Tartares. Ce prince gouverne le Nagaï, le Budziack, avec une partie de la Circassie, et toute la Crimée, province connue dans l’antiquité sous le nom de Chersonèse Taurique, où les Grecs portèrent leur commerce et leurs armes, et fondèrent de puissantes villes, et où les Génois pénétrèrent depuis, lorsqu’ils étaient les maîtres du commerce de l’Europe. On voit en ce pays des ruines des villes grecques, et quelques monuments des Génois, qui subsistent encore au milieu de la désolation et de la barbarie.

Le kan est appelé par ses sujets empereur ; mais, avec ce grand titre, il n’en est pas moins l’esclave de la Porte. Le sang ottoman, dont les kans sont descendus, et le droit qu’ils prétendent à l’empire des Turcs, au défaut de la race du Grand Seigneur, rendent leur famille respectable au sultan même, et leurs personnes redoutables. C’est pourquoi le Grand Seigneur n’ose détruire la race des kans tartares ; mais il ne laisse presque jamais vieillir ces princes sur le trône. Leur conduite est toujours éclairée par les bachas voisins, leurs États entourés de janissaires, leurs volontés traversées par les grands vizirs, leurs desseins toujours suspects. Si les Tartares se plaignent du kan, la Porte le dépose sur ce prétexte ; s’il en est trop aimé, c’est un plus grand crime dont il est plus tôt puni : ainsi presque tous passent de la souveraineté à l’exil, et finissent leurs jours à Rhodes, qui est d’ordinaire leur prison et leur tombeau.

Les Tartares, leurs sujets, sont les peuples les plus brigands de