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PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE IV.


CHAPITRE IV.
IVAN ET PIERRE, HORRIBLE SÉDITION DE LA MILICE DES STRÉLITZ.

À peine Fœdor fut-il expiré[1] que la nomination d’un prince de dix ans au trône, l’exclusion de l’aîné, et les intrigues de la princesse Sophie, leur sœur, excitèrent dans le corps des strélitz une des plus sanglantes révoltes. Les janissaires ni les gardes prétoriennes ne furent jamais si barbares. D’abord, deux jours après les obsèques du czar Fœdor, ils courent en armes au Kremelin ; c’est, comme on sait, le palais des czars à Moscou : ils commencent par se plaindre de neuf de leurs colonels qui ne les avaient pas assez exactement payés. Le ministère est obligé de casser les colonels, et de donner aux strélitz l’argent qu’ils demandent. Ces soldats ne sont pas contents ; ils veulent qu’on leur remette les neuf officiers, et les condamnent, à la pluralité des voix, au supplice qu’on appelle des batoques ; voici comme on inflige ce supplice.

On dépouille nu le patient ; on le couche sur le ventre, et deux bourreaux le frappent sur le dos avec des baguettes jusqu’à ce que le juge dise : C’est assez. Les colonels, ainsi traités par leurs soldats, furent encore obligés de les remercier, selon l’usage oriental des criminels, qui, après avoir été punis, baisent la main de leurs juges ; ils ajoutèrent à leurs remerciements une somme d’argent, ce qui n’était pas d’usage.

Tandis que les strélitz commençaient ainsi à se faire craindre, la princesse Sophie, qui les animait sous main pour les conduire de crime en crime, convoquait chez elle une assemblée des princesses du sang, des généraux d’armée, des boïards, du patriarche, des évêques, et même des principaux marchands : elle leur représentait que le prince Ivan, par son droit d’aînesse et par son mérite, devait avoir l’empire, dont elle espérait en secret tenir les rênes. Au sortir de l’assemblée, elle fait promettre aux strélitz une augmentation de paye et des présents. Ses émissaires excitent surtout la soldatesque contre la famille des Nariskins, et principalement contre les deux Nariskins, frères de la jeune czarine douairière, mère de Pierre Ier. On persuade aux strélitz qu’un de ces

  1. Tiré tout entier des Mémoires envoyés de Moscou et de Pétersbourg. (Note de Voltaire.)