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IVAN ET PIERRE.


frères, nommé Jean, a pris la robe du czar, qu’il s’est mis sur le trône, et qu’il a voulu étouffer le prince Ivan ; on ajoute qu’un malheureux médecin hollandais, nommé Daniel Vangad, a empoisonné le czar Fœdor. Enfin Sophie fait remettre entre leurs mains une liste de quarante seigneurs, qu’elle appelle leurs ennemis et ceux de l’État, et qu’ils doivent massacrer. Rien ne ressemble plus aux proscriptions de Sylla et des triumvirs de Rome. Christiern II les avait renouvelées[1] en Danemark et en Suède. On voit par là que ces horreurs sont de tout pays dans les temps de trouble et d’anarchie[2].

On jette d’abord par les fenêtres les knès Dolgorouki et Maffeu[3] : les strélitz les reçoivent sur la pointe de leurs piques, les dépouillent, et les traînent sur la grande place ; aussitôt ils entrent dans le palais, ils y trouvent un des oncles du czar Pierre, Athanase Nariskin, frère de la jeune czarine ; ils le massacrent de la même manière ; ils forcent les portes d’une église voisine où trois proscrits s’étaient réfugiés ; ils les arrachent de l’autel, les dépouillent, et les assassinent à coups de couteau.

Leur fureur était si aveugle que, voyant passer un jeune seigneur de la maison de Soltikoff, qu’ils aimaient, et qui n’était point sur la liste des proscrits, quelques-uns d’eux ayant pris ce jeune homme pour Jean Nariskin, qu’ils cherchaient, ils le tuèrent sur-le-champ. Ce qui découvre bien les mœurs de ces temps-là, c’est qu’ayant reconnu leur erreur, ils portèrent le corps du jeune Soltikoff à son père pour l’enterrer, et le père malheureux, loin d’oser se plaindre, leur donna des récompenses pour lui avoir rapporté le corps sanglant de son fils. Sa femme, ses filles, et l’épouse du mort, en pleurs, lui reprochèrent sa faiblesse. Attendons le temps de la vengeance, leur dit le vieillard. Quelques strélitz entendirent ces paroles ; ils rentrent furieux dans la chambre, traînent le père par les cheveux, et regorgent à la porte de sa maison.

D’autres strélitz vont chercher partout le médecin hollandais Vangad ; ils rencontrent son fils, ils lui demandent où est son père ; le jeune homme, en tremblant, répond qu’il l’ignore, et sur cette réponse il est égorgé. Ils trouvent un autre médecin allemand : « Tu es médecin, lui disent-ils ; si tu n’as pas empoisonné notre maître Fœdor, tu en as empoisonné d’autres : tu mérites bien la mort ; » et ils le tuent.

  1. Voyez tome XII, pages 295-296.
  2. Singulière excuse ! « Le récit de ces effroyables excès, dit mieux Leclerc, est capable de faire frémir un auditoire de bourreaux. » (G. A.)
  3. Ou Matheof ; c’est Matthieu dans notre langue, (Note de Voltaire.)