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DISPUTE.

Elles régnaient en sœurs ; mais on sait que depuis
L’une a fui dans le ciel et l’autre dans un puits.
La vaine Opinion règne sur tous les âges ;
Son temple est dans les airs porté sur les nuages ;
Une foule de dieux, de démons, de lutins,
Sont au pied de son trône ; et, tenant dans leurs mains
Mille riens enfantés par un pouvoir magique,
Nous les montrent de loin sous des verres d’optique.
Autour d’eux, nos vertus, nos biens, nos maux divers,
En bulles de savon sont épars dans les airs ;
Et le souffle des vents y promène sans cesse
De climats en climats le temple et la déesse.
Elle fuit et revient. Elle place un mortel
Hier sur un bûcher, demain sur un autel.
Le jeune Antinoüs eut autrefois des prêtres.
Nous rions maintenant des mœurs de nos ancêtres ;
Et qui rit de nos mœurs ne fait que prévenir
Ce qu’en doivent penser les siècles à venir.
Une beauté frappante et dont l’éclat étonne,
Les Français la peindront sous les traits de Brionne,
Sans croire qu’autrefois un petit front serré,
Un front à cheveux d’or fut souvent adoré.
Ainsi l’Opinion, changeante et vagabonde,
Soumet la Beauté même, autre reine du monde ;
Ainsi, dans l’univers, ses magiques effets
Des grands événements sont les ressorts secrets.
Comment donc espérer qu’un jour, aux pieds d’un sage,
Nous la voyions tomber du haut de son nuage,
Et que la Vérité, se montrant aussitôt,
Vienne au bord de son puits voir ce qu’on fait en haut ?

Il est pour les savants, et pour les sages même,
Une autre illusion : cet esprit de système,
Qui bâtit, en rêvant, des mondes enchantés,
Et fonde mille erreurs sur quelques vérités.
C’est par lui qu’égarés après de vaines ombres,
L’inventeur du calcul chercha Dieu dans les nombres,
L’auteur du mécanisme attacha follement
La liberté de l’homme aux lois du mouvement.
L’un d’un soleil éteint veut composer la terre ;
La terre, dit un autre, est un globe de verre[1].
De là ces différends soutenus à grands cris ;
Et, sur un tas poudreux d’inutiles écrits,
La dispute s’assied dans l’asile du sage.

  1. C’est une des rêveries de M. de Buffon. (Note de Voltaire.)