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PRÉFACE D’ŒDIPE.

En voici, je crois, une preuve bien sensible. J’assiste à une tragédie, c’est-à-dire à la représentation d’une action ; le sujet est l’accomplissement de cette action unique. On conspire contre Auguste dans Rome : je veux savoir ce qui va arriver d’Auguste et des conjurés. Si le poëte fait durer l’action quinze jours, il doit me rendre compte de ce qui se sera passé dans ces quinze jours ; car je suis là pour être informé de ce qui se passe, et rien ne doit arriver d’inutile. Or, s’il met devant mes yeux quinze jours d’événements, voilà au moins quinze actions différentes, quelque petites qu’elles puissent être. Ce n’est plus uniquement cet accomplissement de la conspiration, auquel il fallait marcher rapidement ; c’est une longue histoire, qui ne sera plus intéressante, parce qu’elle ne sera plus vive, parce que tout se sera écarté du moment de la décision, qui est le seul que j’attends. Je ne suis point venu à la comédie pour entendre l’histoire d’un héros, mais pour voir un seul événement de sa vie. Il y a plus : le spectateur n’est que trois heures à la comédie ; il ne faut donc pas que l’action dure plus de trois heures. Cinna, Andromaque, Bajazet, Œdipe, soit celui du grand Corneille, soit celui de M. de Lamotte, soit même le mien, si j’ose en parler, ne durent pas davantage. Si quelques autres pièces exigent plus de temps, c’est une licence qui n’est pardonnable qu’en faveur des beautés de l’ouvrage ; et plus cette licence est grande, plus elle est faute.

Nous étendons souvent l’unité de temps jusqu’à vingt-quatre heures, et l’unité de lieu à l’enceinte de tout un palais. Plus de sévérité rendrait quelquefois d’assez beaux sujets impraticables, et plus d’indulgence ouvrirait la carrière à de trop grands abus. Car s’il était une fois établi qu’une action théâtrale pût se passer en deux jours, bientôt quelque auteur y emploierait deux semaines, et un autre deux années ; et si l’on ne réduisait pas le lieu de la scène à un espace limité, nous verrions en peu de temps des pièces telles que l’ancien Jules César des Anglais[1], où Cassius et Brutus sont à Rome au premier acte, et en Thessalie dans le cinquième.

Ces lois observées, non-seulement servent à écarter les défauts, mais elles amènent de vraies beautés ; de même que les règles de la belle architecture, exactement suivies, composent nécessairement un bâtiment qui plaît à la vue. On voit qu’avec l’unité de temps, d’action et de lien, il est bien difficile qu’une pièce ne soit pas simple : aussi voilà le mérite de toutes les pièces de M. Racine,

  1. La tragédie de Shakespeare que Voltaire a traduite.