Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/102

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dépensé plus d’argent que mes fromages et ma femme ne valaient. Je retournai à mon village dans l’intention de vendre ma maison pour avoir ma femme.

« Ma maison valait bien soixante onces d’or ; mais on me voyait pauvre et pressé de vendre. Le premier à qui je m’adressai m’en offrit trente onces ; le second, vingt ; et le troisième, dix. J’étais prêt enfin de conclure, tant j’étais aveuglé, lorsqu’un prince d’Hyrcanie vint à Babylone, et ravagea tout sur son passage. Ma maison fut d’abord saccagée, et ensuite brûlée.

« Ayant ainsi perdu mon argent, ma femme et ma maison, je me suis retiré dans ce pays où vous me voyez ; j’ai tâché de subsister du métier de pêcheur. Les poissons se moquent de moi comme les hommes ; je ne prends rien, je meurs de faim ; et sans vous, auguste consolateur, j’allais mourir dans la rivière. »

Le pêcheur ne fit point ce récit tout de suite ; car à tout moment Zadig, ému et transporté, lui disait : « Quoi ! vous ne savez rien de la destinée de la reine ? — Non, seigneur, répondait le pêcheur ; mais je sais que la reine et Zadig ne m’ont point payé mes fromages à la crème, qu’on a pris ma femme, et que je suis au désespoir. — Je me flatte, dit Zadig, que vous ne perdrez pas tout votre argent. J’ai entendu parler de ce Zadig ; il est honnête homme ; et s’il retourne à Babylone, comme il l’espère, il vous donnera plus qu’il ne vous doit ; mais pour votre femme, qui n’est pas si honnête, je vous conseille de ne pas chercher à la reprendre. Croyez-moi, allez à Babylone ; j’y serai avant vous, parce que je suis à cheval et que vous êtes à pied. Adressez-vous à l’illustre Cador ; dites-lui que vous avez rencontré son ami ; attendez-moi chez lui. Allez ; peut-être ne serez-vous pas toujours malheureux. Ô puissant Orosmade ! continua-t-il, vous vous servez de moi pour consoler cet homme ; de qui vous servirez-vous pour me consoler ? » En parlant ainsi il donnait au pêcheur la moitié de tout l’argent qu’il avait apporté d’Arabie, et le pêcheur, confondu et ravi, baisait les pieds de l’ami de Cador, et disait : « Vous êtes un ange sauveur. »

Cependant Zadig demandait toujours des nouvelles, et versait des larmes. « Quoi ! seigneur, s’écria le pêcheur, vous seriez donc aussi malheureux, vous qui faites du bien ? — Plus malheureux que toi cent fois, répondait Zadig. — Mais comment se peut-il faire, disait le bonhomme, que celui qui donne soit plus à plaindre que celui qui reçoit ? — C’est que ton plus grand malheur, reprit Zadig, était le besoin, et que je suis infortuné par le cœur. — Orcan vous aurait-il pris votre femme ? dit le pêcheur. »