Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/160

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Voici un de ses songes, qui n’est pas un des moins intéressants. Il lui sembla que le grand Démiourgos, l’éternel Géomètre, ayant peuplé l’espace infini de globes innombrables, voulut éprouver la science des génies qui avaient été témoins de ses ouvrages. Il donna à chacun d’entre eux un petit morceau de matière à arranger, à peu près comme Phidias et Zeuxis auraient donné des statues et des tableaux à faire à leurs disciples, s’il est permis de comparer les petites choses aux grandes.

Démogorgon eut en partage le morceau de boue qu’on appelle la terre ; et, l’ayant arrangé de la manière qu’on le voit aujourd’hui, il prétendait avoir fait un chef-d’œuvre. Il pensait avoir subjugué l’envie, et attendait des éloges, même de ses confrères ; il fut bien surpris d’être reçu d’eux avec des huées.

L’un d’eux, qui était un fort mauvais plaisant, lui dit : « Vraiment vous avez fort bien opéré : vous avez séparé votre monde en deux, et vous avez mis un grand espace d’eau entre les deux hémisphères, afin qu’il n’y eût point de communication de l’un à l’autre. On gèlera de froid sous vos deux pôles, on mourra de chaud sous votre ligne équinoxiale. Vous avez prudemment établi de grands déserts de sables, pour que les passants y mourussent de faim et de soif. Je suis assez content de vos moutons, de vos vaches et de vos poules ; mais, franchement, je ne le suis pas trop

    ingénieuses que jamais l’esprit humain ait découvertes. Sa Morale est le premier ouvrage où l’on ait essayé d’appuyer les idées de vice, de vertu, de bien et de mal, sur l’observation et sur la nature. Ses ouvrages sur l’éloquence et la poésie renferment des règles puisées dans la raison et dans la connaissance du cœur humain.

    Mais, comme Pythagore, il fut trop au-dessus de son siècle. On sait que ce philosophe avait enseigné à ses disciples le vrai système du monde, et que peu de temps après lui cette doctrine fut oubliée par les Grecs, qui ne paraissaient s’en souvenir dans leurs écoles que pour la combattre. Mais les rêveries attribuées à Pythagore eurent des partisans jusqu’à la chute du paganisme. Aristote eut un sort semblable. Sa méthode de philosopher ne passa point à ses disciples ; on ne chercha point à étudier la nature, à son exemple, dans les phénomènes qu’elle présente. Quelques subtilités métaphysiques bonnes ou mauvaises, extraites de ses ouvrages, des principes vagues de physique, tribut qu’il avait payé à l’ignorance de son siècle, devinrent le fondement d’une secte qui, s’étendant des Arabes aux chrétiens, régna souverainement pendant quelques siècles dans les écoles de l’Europe, n’ayant plus rien de commun avec Aristote que son nom.

    Ainsi Platon et Aristote, après avoir été longtemps l’objet d’une espèce de culte, durent devenir presque ridicules aux premières lueurs de la vraie philosophie. On ne les connaissait plus que par leurs erreurs et par quelques rêveries qui servaient de base à des sottises sans nombre. C’est contre ces rêveries seules que M. de Voltaire s’est permis de s’élever quelquefois, et aux dépens desquelles il ne croyait pas que le respect qu’on doit au génie de Platon ou d’Aristote dût l’empêcher de faire rire ses lecteurs. (K.)