Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/224

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est morte, sans doute ; je n’ai plus qu’à mourir. Ah ! il valait mieux rester dans le paradis du Dorado que de revenir dans cette maudite Europe. Que vous avez raison, mon cher Martin ! tout n’est qu’illusion et calamité. »

Il tomba dans une mélancolie noire, et ne prit aucune part à l’opéra alla moda, ni aux autres divertissements du carnaval ; pas une dame ne lui donna la moindre tentation. Martin lui dit : « Vous êtes bien simple, en vérité, de vous figurer qu’un valet métis qui a cinq ou six millions dans ses poches ira chercher votre maîtresse au bout du monde, et vous l’amènera à Venise. Il la prendra pour lui, s’il la trouve ; s’il ne la trouve pas, il en prendra une autre : je vous conseille d’oublier votre valet Cacambo et votre maîtresse Cunégonde. » Martin n’était pas consolant. La mélancolie de Candide augmenta, et Martin ne cessait de lui prouver qu’il y avait peu de vertu et peu de bonheur sur la terre ; excepté peut-être dans Eldorado[1], où personne ne pouvait aller.

En disputant sur cette matière importante, et en attendant Cunégonde, Candide aperçut un jeune théatin dans la place Saint-Marc, qui tenait sous le bras une fille. Le théatin paraissait frais, potelé, vigoureux ; ses yeux étaient brillants, son air assuré, sa mine haute, sa démarche fière. La fille était très-jolie, et chantait ; elle regardait amoureusement son théatin, et de temps en temps lui pinçait ses grosses joues. « Vous m’avouerez du moins, dit Candide à Martin, que ces gens-ci sont heureux. Je n’ai trouvé jusqu’à présent dans toute la terre habitable, excepté dans Eldorado, que des infortunés ; mais pour cette fille et ce théatin, je gage que ce sont des créatures très-heureuses. — Je gage que non, dit Martin. — Il n’y a qu’à les prier à dîner, dit Candide, et vous verrez si je me trompe. »

Aussitôt il les aborde, il leur fait son compliment, et les invite à venir à son hôtellerie manger des macaronis, des perdrix de Lombardie, des œufs d’esturgeon, et à boire du vin de Montepulciano, du lacryma-christi, du chypre, et du samos. La demoiselle rougit, le théatin accepta la partie, et la fille le suivit en regardant Candide avec des yeux de surprise et de confusion, qui furent obscurcis de quelques larmes. À peine fut-elle entrée dans la chambre de Candide, qu’elle lui dit : « Eh quoi ! monsieur Candide ne reconnaît plus Paquette ! »

À ces mots, Candide, qui ne l’avait pas considérée jusque-là

  1. Voyez chapitre xviii.