Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/256

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défaut de la cuirasse ; il jeta un grand cri, et à ce cri la princesse crut reconnaître la voix de son malheureux amant.

Elle descend échevelée, la mort dans les yeux et dans le cœur. Rustan était déjà tombé tout sanglant dans les bras de son père. Elle le voit : ô moment ! ô vue ! ô reconnaissance dont on ne peut exprimer ni la douleur, ni la tendresse, ni l’horreur ! Elle se jette sur lui, elle l’embrasse : « Tu reçois, lui dit-elle, les premiers et les derniers baisers de ton amante et de ta meurtrière. » Elle retire le dard de la plaie, l’enfonce dans son cœur, et meurt sur l’amant qu’elle adore. Le père, épouvanté, éperdu, prêt à mourir comme elle, tâche en vain de la rappeler à la vie ; elle n’était plus ; il maudit ce dard fatal, le brise en morceaux, jette au loin ses deux diamants funestes ; et, tandis qu’on prépare les funérailles de sa fille au lieu de son mariage, il fait transporter dans son palais Rustan ensanglanté, qui avait encore un reste de vie.

On le porte dans un lit. La première chose qu’il voit aux deux côtés de ce lit mort, c’est Topaze et Ébène. Sa surprise lui rendit un peu de force. « Ah ! cruels, dit-il, pourquoi m’avez-vous abandonné ? Peut-être la princesse vivrait encore, si vous aviez été près du malheureux Rustan.

— Je ne vous ai pas abandonné un seul moment, dit Topaze.

— J’ai toujours été près de vous, dit Ébène.

— Ah ! que dites-vous ? pourquoi insulter à mes derniers moments ? répondit Rustan d’une voix languissante.

— Vous pouvez m’en croire, dit Topaze ; vous savez que je n’approuvai jamais ce fatal voyage dont je prévoyais les horribles suites. C’est moi qui étais l’aigle qui a combattu contre le vautour, et qu’il a déplumé ; j’étais l’éléphant qui emportait le bagage pour vous forcer à retourner dans votre patrie ; j’étais l’âne rayé qui vous ramenait malgré vous chez votre père ; c’est moi qui ai égaré vos chevaux ; c’est moi qui ai formé le torrent qui vous empêchait de passer ; c’est moi qui ai élevé la montagne qui vous fermait un chemin si funeste ; j’étais le médecin qui vous conseillait l’air natal ; j’étais la pie qui vous criait de ne point combattre.

— Et moi, dit Ébène, j’étais le vautour qui a déplumé l’aigle ; le rhinocéros qui donnait cent coups de corne à l’éléphant, le vilain qui battait l’âne rayé ; le marchand qui vous donnait des chameaux pour courir à votre perte ; j’ai bâti le pont sur lequel vous avez passé ; j’ai creusé la caverne que vous avez traversée ; je suis le médecin qui vous encourageait à marcher ; le corbeau qui vous criait de vous battre.