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CHAPITRE I.

trovander[1], et soutint, non sans apparence de raison, que ces mots-là valaient bien les mots français et anglais qui leur correspondaient. Trovander parut très-joli à tous les convives.

Monsieur le prieur, qui avait dans sa bibliothèque la grammaire huronne dont le révérend P. Sagar Théodat, récollet, fameux missionnaire, lui avait fait présent, sortit de table un moment pour l’aller consulter. Il revint tout haletant de tendresse et de joie ; il reconnut l’Ingénu pour un vrai Huron. On disputa un peu sur la multiplicité des langues, et on convint que, sans l’aventure de la tour de Babel, toute la terre aurait parlé français.

L’interrogant bailli, qui jusque-là s’était défié un peu du personnage, conçut pour lui un profond respect ; il lui parla avec plus de civilité qu’auparavant, de quoi l’Ingénu ne s’aperçut pas.

Mlle de Saint-Yves était fort curieuse de savoir comment on faisait l’amour au pays des Hurons. « En faisant de belles actions, répondit-il, pour plaire aux personnes qui vous ressemblent. » Tous les convives applaudirent avec étonnement. Mlle de Saint-Yves rougit et fut fort aise. Mlle de Kerkabon rougit aussi, mais elle n’était pas si aise : elle fut un peu piquée que la galanterie ne s’adressât pas à elle ; mais elle était si bonne personne que son affection pour le Huron n’en fut point du tout altérée. Elle lui demanda, avec beaucoup de bonté, combien il avait eu de maîtresses en Huronie. « Je n’en ai jamais eu qu’une, dit l’Ingénu ; c’était Mlle Abacaba, la bonne amie de ma chère nourrice ; les joncs ne sont pas plus droits, l’hermine n’est pas plus blanche, les moutons sont moins doux, les aigles moins fiers, et les cerfs ne sont pas si légers que l’était Abacaba. Elle poursuivait un jour un lièvre dans notre voisinage, environ à cinquante lieues de notre habitation ; un Algonquin mal élevé, qui habitait cent lieues plus loin, vint lui prendre son lièvre ; je le sus, j’y courus, je terrassai l’Algonquin d’un coup de massue, je l’amenai aux pieds de ma maîtresse, pieds et poings liés. Les parents d’Abacaba voulurent le manger ; mais je n’eus jamais de goût pour ces sortes de festins ; je lui rendis sa liberté, j’en fis un ami. Abacaba fut si touchée de mon procédé qu’elle me préféra à tous ses amants. Elle m’aimerait encore si elle n’avait pas été mangée par un ours : j’ai puni l’ours, j’ai porté longtemps sa peau ; mais cela ne m’a pas consolé. »

Mlle de Saint-Yves, à ce récit, sentait un plaisir secret d’apprendre que l’Ingénu n’avait eu qu’une maîtresse, et qu’Abacaba n’était

  1. Tous ces noms sont en effet hurons. (Note de Voltaire).