Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/280

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Son menton est cotonné, il est donc fils d’un homme d’Europe ; mon frère et ma belle-sœur ne parurent plus après l’expédition contre les Hurons, en 1669 ; mon neveu devait alors être à la mamelle ; la nourrice huronne lui a sauvé la vie et lui a servi de mère. » Enfin, après cent questions et cent réponses, le prieur et sa sœur conclurent que le Huron était leur propre neveu. Ils l’embrassaient en versant des larmes ; et l’Ingénu riait, ne pouvant s’imaginer qu’un Huron fût neveu d’un prieur bas-breton.

Toute la compagnie descendit ; M. de Saint-Yves, qui était grand physionomiste, compara les deux portraits avec le visage de l’Ingénu ; il fit très-habilement remarquer qu’il avait les yeux de sa mère, le front et le nez de feu M. le capitaine de Kerkabon, et des joues qui tenaient de l’un et de l’autre.

Mlle de Saint-Yves, qui n’avait jamais vu le père ni la mère, assura que l’Ingénu leur ressemblait parfaitement. Ils admiraient tous la Providence et l’enchaînement des événements de ce monde. Enfin on était si persuadé, si convaincu de la naissance de l’Ingénu, qu’il consentit lui-même à être neveu de monsieur le prieur, en disant qu’il aimait autant l’avoir pour son oncle qu’un autre.

On alla rendre grâce à Dieu dans l’église de Notre-Dame de la Montagne, tandis que le Huron, d’un air indifférent, s’amusait à boire dans la maison.

Les Anglais qui l’avaient amené, et qui étaient prêts à mettre à la voile, vinrent lui dire qu’il était temps de partir. « Apparemment, leur dit-il, que vous n’avez pas retrouvé vos oncles et vos tantes : je reste ici ; retournez à Plymouth, je vous donne toutes mes hardes, je n’ai plus besoin de rien au monde puisque je suis le neveu d’un prieur. » Les Anglais mirent à la voile, en se souciant fort peu que l’Ingénu eût des parents ou non en Basse-Bretagne.

Après que l’oncle, la tante, et la compagnie, eurent chanté le Te Deum ; après que le bailli eut encore accablé l’Ingénu de questions ; après qu’on eut épuisé tout ce que l’étonnement, la joie, la tendresse, peuvent faire dire, le prieur de la Montagne et l’abbé de Saint-Yves conclurent à faire baptiser l’Ingénu au plus vite. Mais il n’en était pas d’un grand Huron de vingt-deux ans comme d’un enfant qu’on régénère sans qu’il en sache rien. Il fallait l’instruire, et cela paraissait difficile : car l’abbé de Saint-Yves supposait qu’un homme qui n’était pas né en France n’avait pas le sens commun.

Le prieur fit observer à la compagnie que, si en effet M. l’Ingénu, son neveu, n’avait pas eu le bonheur de naître en Basse-Bretagne, il n’en avait pas moins d’esprit ; qu’on en pouvait juger