Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/294

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L’Ingénu, qui ne savait pas le latin, se fit expliquer ces paroles, qui signifient : Nous abandonnons nos douces campagnes, nous fuyons notre patrie[1].

« Et pourquoi fuyez-vous votre patrie, messieurs ? — C’est qu’on veut que nous reconnaissions le pape. — Et pourquoi ne le reconnaîtriez-vous pas ? Vous n’avez donc point de marraines que vous vouliez épouser ? Car on m’a dit que c’était lui qui en donnait la permission. — Ah ! monsieur, ce pape dit qu’il est le maître du domaine des rois. — Mais, messieurs, de quelle profession êtes-vous ? — Monsieur, nous sommes pour la plupart des drapiers et des fabricants. — Si votre pape dit qu’il est le maître de vos draps et de vos fabriques, vous faites très-bien de ne le pas reconnaître ; mais pour les rois, c’est leur affaire ; de quoi vous mêlez-vous[2] ? » Alors un petit homme noir[3] prit la parole, et exposa très-savamment les griefs de la compagnie. Il parla de la révocation de l’édit de Nantes avec tant d’énergie, il déplora d’une manière si pathétique le sort de cinquante mille familles fugitives et de cinquante mille autres converties par les dragons, que l’Ingénu à son tour versa des larmes. « D’où vient donc, disait-il, qu’un si grand roi, dont la gloire s’étend jusque chez les Hurons, se prive ainsi de tant de cœurs qui l’auraient aimé, et de tant de bras qui l’auraient servi ?

— C’est qu’on l’a trompé comme les autres grands rois, répondit l’homme noir. On lui a fait croire que, dès qu’il aurait dit un mot, tous les hommes penseraient comme lui ; et qu’il nous ferait changer de religion comme son musicien Lulli fait changer en un moment les décorations de ses opéras. Non-seulement il perd déjà cinq à six cent mille sujets très-utiles, mais il s’en fait des ennemis ; et le roi Guillaume, qui est actuellement maître de l’Angleterre, a composé plusieurs régiments de ces mêmes Français qui auraient combattu pour leur monarque.

« Un tel désastre est d’autant plus étonnant que le pape régnant[4], à qui Louis XIV sacrifie une partie de son peuple, est son ennemi déclaré. Ils ont encore tous deux, depuis neuf ans, une querelle violente. Elle a été poussée si loin que la France a espéré enfin de voir briser le joug qui la soumet depuis tant de siècles à cet étranger, et surtout de ne lui plus donner d’argent :

  1. L’édit de Nantes avait été révoqué en 1685. Voyez, tome XIV, le Siècle de Louis XIV, chapitre xxxvi.
  2. C’est la réponse de Fontenelle à un marchand de Rouen, janséniste.
  3. Ministre protestant.
  4. Innocent XI. Voyez tome XVI, page 52.