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L’INGÉNU.

sans pouvoir parler, réfléchissant profondément sur le caractère des grands et des demi-grands, qui sacrifient si légèrement la liberté des hommes et l’honneur des femmes.

Elle ne dit pas un mot pendant tout le chemin. Arrivée chez l’amie, elle éclata, elle lui conta tout. La dévote fit de grands signes de croix. « Ma chère amie, il faut consulter dès demain le P. Tout-à-tous, notre directeur ; il a beaucoup de crédit auprès de M. de Saint-Pouange ; il confesse plusieurs servantes de sa maison ; c’est un homme pieux et accommodant, qui dirige aussi des femmes de qualité : abandonnez-vous à lui, c’est ainsi que j’en use ; je m’en suis toujours bien trouvée. Nous autres, pauvres femmes, nous avons besoin d’être conduites par un homme. — Eh bien donc ! ma chère amie, j’irai trouver demain le P. Tout-à-tous. »


CHAPITRE XVI.

ELLE CONSULTE UN JÉSUITE.


Dès que la belle et désolée Saint-Yves fut avec son bon confesseur, elle lui confia qu’un homme puissant et voluptueux lui proposait de faire sortir de prison celui qu’elle devait épouser légitimement, et qu’il demandait un grand prix de son service ; qu’elle avait une répugnance horrible pour une telle infidélité, et que, s’il ne s’agissait que de sa propre vie, elle la sacrifierait plutôt que de succomber.

« Voilà un abominable pécheur ! lui dit le P. Tout-à-tous. Vous devriez bien me dire le nom de ce vilain homme : c’est à coup sûr quelque janséniste ; je le dénoncerai à sa révérence le P. de La Chaise, qui le fera mettre dans le gîte où est à présent la chère personne que vous devez épouser. »

La pauvre fille, après un long embarras et de grandes irrésolutions, lui nomma enfin Saint-Pouange.

« Monseigneur de Saint-Pouange ! s’écria le jésuite ; ah ! ma fille, c’est tout autre chose ; il est cousin du plus grand ministre que nous ayons jamais eu, homme de bien, protecteur de la bonne cause, bon chrétien ; il ne peut avoir eu une telle pensée ; il faut que vous ayez mal entendu. — Ah ! mon père, je n’ai entendu que trop bien ; je suis perdue, quoi que je fasse ; je n’ai que le choix du malheur et de la honte : il faut que mon amant reste enseveli tout vivant, ou que je me rende indigne de vivre. Je ne puis le laisser périr, et je ne puis le sauver. »