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L’INGÉNU.

les releva point, de peur d’inquiéter sa maîtresse devant son frère ; mais il pâlit comme elle.

Saint-Yves, éperdue de l’altération qu’elle apercevait sur le visage de son amant, entraîne cette femme hors de la chambre dans un petit passage, jette les diamants à terre devant elle. « Ah ! ce ne sont pas eux qui m’ont séduite, vous le savez ; mais celui qui les a donnés ne me reverra jamais. » L’amie les ramassait, et Saint-Yves ajoutait : « Qu’il les reprenne ou qu’il vous les donne ; allez, ne me rendez plus honteuse de moi-même. » L’ambassadrice enfin s’en retourna, ne pouvant comprendre les remords dont elle était témoin.

La belle Saint-Yves, oppressée, éprouvant dans son corps une révolution qui la suffoquait, fut obligée de se mettre au lit ; mais pour n’alarmer personne elle ne parla point de ce qu’elle souffrait, et, ne prétextant que sa lassitude, elle demanda la permission de prendre du repos ; mais ce fut après avoir rassuré la compagnie par des paroles consolantes et flatteuses, et jeté sur son amant des regards qui portaient le feu dans son âme.

Le souper, qu’elle n’animait pas, fut triste dans le commencement, mais de cette tristesse intéressante qui fournit des conversations attachantes et utiles, si supérieures à la frivole joie qu’on recherche, et qui n’est d’ordinaire qu’un bruit importun.

Gordon fit en peu de mots l’histoire et du jansénisme et du molinisme, et des persécutions dont un parti accablait l’autre, et de l’opiniâtreté de tous les deux. L’Ingénu en fit la critique, et plaignit les hommes qui, non contents de tant de discordes que leurs intérêts allument, se font de nouveaux maux pour des intérêts chimériques, et pour des absurdités inintelligibles. Gordon racontait, l’autre jugeait ; les convives écoutaient avec émotion, et s’éclairaient d’une lumière nouvelle. On parla de la longueur de nos infortunes et de la brièveté de la vie. On remarqua que chaque profession a un vice et un danger qui lui sont attachés, et que, depuis le Prince jusqu’au dernier des mendiants, tout semble accuser la nature. Comment se trouve-t-il tant d’hommes qui, pour si peu d’argent, se font les persécuteurs, les satellites, les bourreaux des autres hommes ? Avec quelle indifférence inhumaine un homme en place signe la destruction d’une famille, et avec quelle joie plus barbare des mercenaires l’exécutent !

« J’ai vu dans ma jeunesse, dit le bonhomme Gordon, un parent du maréchal du Marillac, qui, étant poursuivi dans sa province pour la cause de cet illustre malheureux, se cachait dans Paris sous un nom supposé. C’était un vieillard de soixante