Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/34

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
8
LE MONDE COMME IL VA,

plus belles citoyennes de Persépolis, les plus considérables satrapes, rangés avec ordre, formaient un spectacle si beau que Babouc crut d’abord que c’était là toute la fête. Deux ou trois personnes, qui paraissaient des rois et des reines, parurent bientôt dans le vestibule de ce palais ; leur langage était très-différent de celui du peuple ; il était mesuré, harmonieux, et sublime. Personne ne dormait, on écoutait dans un profond silence, qui n’était interrompu que par les témoignages de la sensibilité et de l’admiration publique. Le devoir des rois, l’amour de la vertu, les dangers des passions, étaient exprimés par des traits si vifs et si touchants que Babouc versa des larmes. Il ne douta pas que ces héros et ces héroïnes, ces rois et ces reines qu’il venait d’entendre, ne fussent les prédicateurs de l’empire. Il se proposa même d’engager Ituriel à les venir entendre ; bien sûr qu’un tel spectacle les réconcilierait pour jamais avec la ville.

Dès que cette fête fut finie, il voulut voir la principale reine qui avait débité dans ce beau palais une morale si noble et si pure ; il se fit introduire chez Sa Majesté ; on le mena par un petit escalier, au second étage, dans un appartement mal meublé, où il trouva une femme mal vêtue qui lui dit, d’un air noble et pathétique : « Ce métier-ci ne me donne pas de quoi vivre ; un des princes que vous avez vus m’a fait un enfant ; j’accoucherai bientôt ; je manque d’argent, et sans argent on n’accouche point. » Babouc lui donna cent dariques d’or, en disant : « S’il n’y avait que ce mal-là dans la ville, Ituriel aurait tort de se tant fâcher. »


De là il alla passer sa soirée chez des marchands de magnificences inutiles. Un homme intelligent, avec lequel il avait fait connaissance, l’y mena ; il acheta ce qui lui plut, et on le lui vendit avec politesse beaucoup plus qu’il ne valait. Son ami, de retour chez lui, lui fit voir combien on le trompait. Babouc mit sur ses tablettes le nom du marchand, pour le faire distinguer par Ituriel au jour de la punition de la ville. Comme il écrivait, on frappa à sa porte ; c’était le marchand lui-même qui venait lui rapporter sa bourse, que Babouc avait laissée par mégarde sur son comptoir. « Comment se peut-il, s’écria Babouc, que vous soyez si fidèle et si généreux, après n’avoir pas eu honte[1] de me vendre des colifichets quatre fois au-dessus de leur valeur ? — Il

  1. On lit de honte dans l’édition de 1748, faite à Dresde ; mais l’édition de 1750, faite probablement sous les yeux de l’auteur, quoique ayant l’adresse d’Amsterdam, porte seulement eu honte. (B.)