Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/355

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appartient pas plus que les testaments du cardinal Alberoni[1] et du maréchal de Belle-Isle[2] ne leur appartiennent.

Défiez-vous toute votre vie des testaments et des systèmes : j’en ai été la victime comme vous. Si les Solons et les Lycurgues modernes se sont moqués de vous, les nouveaux Triptolèmes se sont encore plus moqués de moi, et, sans une petite succession qui m’a ranimé, j’étais mort de misère.

J’ai cent vingt arpents labourables dans le plus beau pays de la nature, et le sol le plus ingrat. Chaque arpent ne rend, tous frais faits, dans mon pays, qu’un écu de trois livres. Dès que j’eus lu dans les journaux qu’un célèbre agriculteur[3] avait inventé un nouveau semoir, et qu’il labourait sa terre par planches, afin qu’en semant moins il recueillît davantage, j’empruntai vite de l’argent, j’achetai un semoir, je labourai par planches ; je perdis ma peine et mon argent, aussi bien que l’illustre agriculteur qui ne sème plus par planches[4].

Mon malheur voulut que je lusse le Journal économique, qui se vend à Paris chez Boudet[5]. Je tombai sur l’expérience d’un Parisien ingénieux qui, pour se réjouir, avait fait labourer son parterre quinze fois, et y avait semé du froment, au lieu d’y planter des tulipes ; il eut une récolte très-abondante. J’empruntai encore de l’argent. « Je n’ai qu’à donner trente labours, me disais-je, j’aurai le double de la récolte de ce digne Parisien, qui s’est formé des principes d’agriculture à l’Opéra et à la Comédie ; et me voilà enrichi par ses leçons et par son exemple. »

Labourer seulement quatre fois dans mon pays est une chose impossible ; la rigueur et les changements soudains des saisons ne le permettent pas ; et d’ailleurs le malheur que j’avais eu de semer par planches, comme l’illustre agriculteur dont j’ai parlé, m’avait forcé à vendre mon attelage. Je fais labourer trente fois mes cent vingt arpents par toutes les charrues qui sont à quatre lieues à la ronde. Trois labours pour chaque arpent coûtent douze livres, c’est un prix fait ; il fallut donner trente façons par arpent ; le labour de chaque arpent me coûta cent vingt

  1. Voyez dans les Mélanges, année 1753, l’Examen du testament d’Alberoni.
  2. Le Testament politique du maréchal duc de Belle-Isle, 1761, in-12, est de Chévrier.
  3. Probablement Thomé, de Lyon, mort vers 1780, à qui l’on doit des Mémoires sur la pratique du semoir, 1760 et 1761.
  4. M. Duhamel du Monceau. (K.)
  5. Les premières éditions portent Boudot : et on lit ainsi dans l’édition in-4o. Voltaire avait voulu déguiser un peu le nom d’Antoine Boudet, imprimeur-libraire à Paris, mort en 1789, et chez qui se publiait le Journal économique. (B.)