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LE MONDE COMME IL VA,

terre ; les petites filles prophétisent en se faisant donner des coups de pincettes par-devant et le fouet par-derrière[1]. Ainsi nous vous demandons votre protection contre le grand-lama. — Comment ! dit Babouc, contre ce pontife-roi qui réside au Thibet ? — Contre lui-même. — Vous lui faites donc la guerre, et vous levez contre lui des armées ? — Non ; mais il dit que l’homme est libre et nous n’en croyons rien ; nous écrivons contre lui de petits livres qu’il ne lit pas : à peine a-t-il entendu parler de nous ; il nous a seulement fait condamner, comme un maître ordonne qu’on échenille les arbres de ses jardins. » Babouc frémit de la folie de ces hommes qui faisaient profession de sagesse, des intrigues de ceux qui avaient renoncé au monde, de l’ambition et de la convoitise orgueilleuse de ceux qui enseignaient l’humilité et le désintéressement ; il conclut qu’Ituriel avait de bonnes raisons pour détruire toute cette engeance.


VIII. Retiré chez lui, il envoya chercher des livres nouveaux pour adoucir son chagrin, et il pria quelques lettrés à dîner pour se réjouir. Il en vint deux fois plus qu’il n’en avait demandé, comme les guêpes que le miel attire. Ces parasites se pressaient de manger et de parler ; ils louaient deux sortes de personnes, les morts et eux-mêmes, et jamais leurs contemporains, excepté le maître de la maison. Si quelqu’un d’eux disait un bon mot, les autres baissaient les yeux et se mordaient les lèvres de douleur de ne l’avoir pas dit. Ils avaient moins de dissimulation que les mages, parce qu’ils n’avaient pas de si grands objets d’ambition. Chacun d’eux briguait une place de valet et une réputation de grand homme ; ils se disaient en face des choses insultantes, qu’ils croyaient des traits d’esprit[2]. Ils avaient eu quelque connaissance de la mission de Babouc. L’un d’eux le pria tout bas d’exterminer un auteur qui ne l’avait pas assez loué il y avait cinq ans ; un autre demanda la perte d’un citoyen qui n’avait jamais ri à ses

  1. Tel est le texte de 1748 et de toutes les autres éditions. Mais l’édition de 1750, que j’aurais peut-être dû suivre, porte :

    « … par derrière. Il est évident que le monde va finir : ne pourriez-vous point, avant cette belle époque, nous protéger contre le grand-lama ? — Quel galimatias, dit Babouc ; contre le grand-lama ? contre ce pontife-roi qui réside au Thibet ? — Oui, dit le petit demi-mage avec un air opiniâtre, contre lui-même. — Vous lui faites donc la guerre, vous avez donc des armées ? dit Babouc. — Non, dit l’autre, mais nous avons écrit contre lui trois ou quatre mille gros livres qu’on ne lit point, et autant de brochures, que nous faisons lire par des femmes : à peine a-t-il entendu, etc. » (B.)

  2. Cette phrase et la suivante furent ajoutées en 1756. Les éditions de 1748 et 1750 portent : « traits d’esprit. Le repas fini, etc. » (B.)