Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/376

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fuyait la persécution d’un juge aussi inique qu’ignorant. « Ce juge, me dit-il, a condamné toute cette famille innocente au supplice, en supposant, sans la moindre apparence de preuve, que le père et la mère, aidés de deux de leurs filles, avaient égorgé et noyé la troisième, de peur qu’elle n’allât à la messe. » Je voyais à la fois, dans des jugements de cette espèce, l’excès de la bêtise, de l’injustice et de la barbarie.

Nous plaignions la nature humaine, l’homme aux quarante écus et moi. J’avais dans ma poche le discours d’un avocat général du Dauphiné[1], qui roulait en partie sur ces matières intéressantes ; je lui en lus les endroits suivants :


« Certes, ce furent des hommes véritablement grands qui osèrent les premiers se charger de gouverner leurs semblables, et s’imposer le fardeau de la félicité publique ; qui, pour le bien qu’ils voulaient faire aux hommes, s’exposèrent à leur ingratitude, et, pour le repos d’un peuple, renoncèrent au leur ; qui se mirent, pour ainsi dire, entre les hommes et la Providence, pour leur composer, par artifice, un bonheur qu’elle semblait leur avoir refusé.

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« Quel magistrat, un peu sensible à ses devoirs, à la seule humanité, pourrait soutenir ces idées ? Dans la solitude d’un cabinet pourra-t-il, sans frémir d’horreur et de pitié, jeter les yeux sur ces papiers, monuments infortunés du crime ou de l’innocence ? Ne lui semble-t-il pas entendre des voix gémissantes sortir de ces fatales écritures, et le presser de décider du sort d’un citoyen, d’un époux, d’un père, d’une famille ? Quel juge impitoyable (s’il est chargé d’un seul procès criminel) pourra passer de sang-froid devant une prison ? C’est donc moi, dira-t-il, qui retiens dans ce détestable séjour mon semblable, peut-être mon égal, mon concitoyen, un homme enfin ! c’est moi qui le lie tous les jours, qui ferme sur lui ces odieuses portes ! Peut-être le désespoir s’est emparé de son âme ; il pousse vers le ciel mon nom avec des malédictions, et sans doute il atteste contre moi le grand Juge qui nous observe et doit nous juger tous les deux.

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« Ici un spectacle effrayant se présente tout à coup à mes yeux ; le juge se lasse d’interroger par la parole ; il veut interroger par les supplices : impatient dans ses recherches, et peut-être

  1. Servan. Discours sur l’administration de la justice criminelle.