Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/391

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en avaient davantage. Ces illustres voleurs de grand chemin avaient pillé les plus beaux pays de l’Asie, de l’Afrique, et de l’Europe. Ils vivaient fort splendidement du fruit de leurs rapines ; mais enfin il y avait des gueux à Rome ; et je suis persuadé que parmi ces vainqueurs du monde il y eut des gens réduits à quarante écus de rente comme je l’ai été.

— Savez-vous bien, lui dit un savant de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, que Lucullus dépensait, à chaque souper qu’il donnait dans le salon d’Apollon, trente-neuf mille trois cent soixante et douze livres treize sous de notre monnaie courante ; mais qu’Atticus, le célèbre épicurien Atticus, ne dépensait point par mois, pour sa table, au delà de deux cent trente-cinq livres tournois ?

— Si cela est, dis-je, il était digne de présider à la confrérie de la lésine, établie depuis peu en Italie. J’ai lu comme vous, dans Florus, cette incroyable anecdote ; mais apparemment que Florus n’avait jamais soupé chez Atticus, ou que son texte a été corrompu, comme tant d’autres, par les copistes. Jamais Florus ne me fera croire que l’ami de César et de Pompée, de Cicéron et d’Antoine, qui mangeaient souvent chez lui, en fût quitte pour un peu moins de dix louis d’or par mois.

Et voilà justement comme on écrit l’histoire[1]. »

Mme André, prenant la parole, dit au savant que, s’il voulait défrayer sa table pour dix fois autant, il lui ferait grand plaisir.

Je suis persuadé que cette soirée de M. André valait bien un mois d’Atticus ; et les dames doutèrent fort que les soupers de Rome fussent plus agréables que ceux de Paris. La conversation fut très-gaie, quoique un peu savante. Il ne fut parlé ni des modes nouvelles, ni des ridicules d’autrui, ni de l’histoire scandaleuse du jour.

La question du luxe fut traitée à fond. On demanda si c’était le luxe qui avait détruit l’empire romain, et il fut prouvé que les deux empires d’Occident et d’Orient n’avaient été détruits que par la controverse et par les moines. En effet, quand Alaric prit Rome, on n’était occupé que de disputes théologiques ; et quand Mahomet II prit Constantinople, les moines défendaient beaucoup plus l’éternité de la lumière du Tabor, qu’ils voyaient à leur nombril, qu’ils ne défendaient la ville contre les Turcs.

  1. Vers de Voltaire, dans Charlot, acte Ier, scène vii.