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LA PRINCESSE DE BABYLONE.

apprit que le roi d’Égypte y entrait aussi. Instruit de la marche de la princesse par ses espions, il avait sur-le-champ changé de route, suivi d’une nombreuse escorte. Il arrive ; il fait placer des sentinelles à toutes les portes ; il monte dans la chambre de la belle Formosante, et lui dit : « Mademoiselle, c’est vous précisément que je cherchais ; vous avez fait très-peu de cas de moi lorsque j’étais à Babylone ; il est juste de punir les dédaigneuses et les capricieuses : vous aurez, s’il vous plaît, la bonté de souper avec moi ce soir ; vous n’aurez point d’autre lit que le mien, et je me conduirai avec vous selon que j’en serai content. »

Formosante vit bien qu’elle n’était pas la plus forte ; elle savait que le bon esprit consiste à se conformer à sa situation ; elle prit le parti de se délivrer du roi d’Égypte par une innocente adresse : elle le regarda du coin de l’œil, ce qui plusieurs siècles après s’est appelé lorgner  ; et voici comme elle lui parla avec une modestie, une grâce, une douceur, un embarras, et une foule de charmes qui auraient rendu fou le plus sage des hommes, et aveuglé le plus clairvoyant :

« Je vous avoue, monsieur, que je baissai toujours les yeux devant vous quand vous fîtes l’honneur au roi mon père de venir chez lui. Je craignais mon cœur, je craignais ma simplicité trop naïve : je tremblais que mon père et vos rivaux ne s’aperçussent de la préférence que je vous donnais, et que vous méritez si bien. Je puis à présent me livrer à mes sentiments. Je jure par le bœuf Apis, qui est, après vous, tout ce que je respecte le plus au monde, que vos propositions m’ont enchantée. J’ai déjà soupé avec vous chez le roi mon père ; j’y souperai encore bien ici sans qu’il soit de la partie : tout ce que je vous demande, c’est que votre grand aumônier boive avec nous, il m’a paru à Babylone un très-bon convive ; j’ai d’excellent vin de Chiras[1], je veux vous en faire goûter à tous deux. À l’égard de votre seconde proposition, elle est très-engageante ; mais il ne convient pas à une fille bien née d’en parler : qu’il vous suffise de savoir que je vous regarde comme le plus grand des rois et le plus aimable des hommes. »

Ce discours fit tourner la tête au roi d’Égypte ; il voulut bien que l’aumônier fût en tiers. « J’ai encore une grâce à vous demander, lui dit la princesse ; c’est de permettre que mon apothicaire vienne me parler : les filles ont toujours de certaines petites incommodités qui demandent de certains soins, comme vapeurs de tête, battements de cœur, coliques, étouffements, auxquels il faut mettre

  1. Schiraz ou Chiraz, ville de Perse, dont les vins blancs sont renommés.