Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/422

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Babylone me fait l’honneur de me venir voir, faites-la entrer au plus vite ; j’ai des choses de la dernière conséquence à lui dire, et je veux que vous y soyez présent. » Elle alla aussitôt dans un autre salon au-devant de la princesse. Elle ne marchait pas facilement : c’était une dame d’environ trois cents années ; mais elle avait encore de beaux restes, et on voyait bien que vers les deux cent trente à quarante ans elle avait été charmante. Elle reçut Formosante avec une noblesse respectueuse, mêlée d’un air d’intérêt et de douleur qui fit sur la princesse une vive impression.

Formosante lui fit d’abord ses tristes compliments sur la mort de son mari. « Hélas ! dit la veuve, vous devez vous intéresser à sa perte plus que vous ne pensez.

— J’en suis touchée sans doute, dit Formosante ; il était le père de… » À ces mots elle pleura. « Je n’étais venue que pour lui et à travers bien des dangers. J’ai quitté pour lui mon père et la plus brillante cour de l’univers ; j’ai été enlevée par un roi d’Égypte que je déteste. Échappée à ce ravisseur, j’ai traversé les airs pour venir voir ce que j’aime ; j’arrive, et il me fuit ! » Les pleurs et les sanglots l’empêchèrent d’en dire davantage.

La mère lui dit alors : « Madame, lorsque le roi d’Égypte vous ravissait, lorsque vous soupiez avec lui dans un cabaret sur le chemin de Bassora, lorsque vos belles mains lui versaient du vin de Chiras, vous souvenez-vous d’avoir vu un merle qui voltigeait dans la chambre ?

— Vraiment oui, vous m’en rappelez la mémoire ; je n’y avais pas fait d’attention ; mais, en recueillant mes idées, je me souviens très-bien qu’au moment que le roi d’Égypte se leva de table pour me donner un baiser, le merle s’envola par la fenêtre en jetant un grand cri, et ne reparut plus.

— Hélas ! madame, reprit la mère d’Amazan, voilà ce qui fait précisément le sujet de nos malheurs ; mon fils avait envoyé ce merle s’informer de l’état de votre santé et de tout ce qui se passait à Babylone ; il comptait revenir bientôt se mettre à vos pieds et vous consacrer sa vie. Vous ne savez pas à quel excès il vous adore. Tous les Gangarides sont amoureux et fidèles ; mais mon fils est le plus passionné et le plus constant de tous. Le merle vous rencontra dans un cabaret ; vous buviez très-gaiement avec le roi d’Égypte et un vilain prêtre ; il vous vit enfin donner un tendre baiser à ce monarque, qui avait tué le phénix, et pour qui mon fils conserve une horreur invincible. Le merle à cette vue fut saisi d’une juste indignation : il s’envola en maudissant vos funestes amours ; il est revenu aujourd’hui, il a tout conté ;